"Les managers étrangers trouvent le management français innovant et humain mais le problème est ailleurs", pour l'universitaire Ezra Suleiman de Princeton

Frank Bournois, Yasmina Jaïdi et Ezra Suleiman publient la prouesse française, le management du Cac 40 vu d'ailleurs (Ed Odile Jacob). Dans ce livre, ils décortiquent les résultats d'une étude d'ampleur réalisée auprès de cadres étrangers travaillant dans des entreprises françaises. Il en ressort que les grandes entreprises bénéficient d'incontestables atouts, à commencer par cette capacité qu'ils leur reconnaissent à concilier performance économique et management humain. 
Professeur de sciences politiques à Princeton et connaisseur de la société française, Ezra Suleiman décrypte pour nous les réussites du modèle français mais aussi ce qui constitue un plafond de verre : une sélection fermée des élites qui finit par décourager l'ensemble de la société. 

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L’Usine Nouvelle - Vous avez demandé à des managers étrangers du CAC 40 de donner leur avis sur les entreprises françaises. Les entreprises françaises en ressortent avec une bonne image. Cela vous a-t-il surpris ?

Ezra Suleiman - Nous avons été les premiers surpris par les résultats de nos recherches. Nous avions plus ou moins en tête les thèses sur la France qui est décrite comme un vieux pays déclinant où tout fout le camp. Or, que nous disent les managers étrangers venant de 90 pays qui travaillent dans des groupes du CAC 40 ? Que les entreprises françaises sont dynamiques, efficaces et qu’ils aiment y travailler.

Pour faire ce travail nous avons procédé à une étude quantitative et à des entretiens qualitatifs. Il en ressort que le management français est, selon eux, très innovant, très flexible, très humain. Par exemple, ils estiment que l’on peut participer à la prise de décision et même qu’une fois la décision prise, il est possible de continuer à en parler. Les étrangers sont formels : dans une entreprise française, on peut discuter avec son n+1. Quand on leur demande où ils iraient s’ils devaient quitter leur entreprise, une majorité répond qu’il voudrait travailler dans une entreprise française.

Donc tout va pour le mieux dans les entreprises du CAC 40 ?

Evidemment non. Les managers nous ont dit par exemple qu’ils trouvaient que les promotions se faisaient de manière juste, à l’exception du top management où il faut avoir des réseaux, avoir fait les bonnes écoles. Le plafond de verre que mettent en évidence les managers étrangers s’applique aussi aux cadres français. C’est quelque chose de très profondément ancré dans les mœurs françaises : les diplômes de l’élite insèrent ses membres dans un réseau. Ce qui est très spécifique à la France, c’est de considérer qu’une fois qu’on a réussi un concours jeune, on sera brillant toute sa vie. Or, la réalité est très différente : il y a des gens qui se révèlent complètement à 40 ans, d’autres qui, au contraire, ont tout donné pour décrocher un concours ou une bonne place à un concours et qu’ils n’arrivent plus à rien ensuite. Aux Etats-Unis, par exemple, je connais de nombreux avocats très brillants qui ont rejoint la faculté à 35 ans pour faire des études de droit après une première carrière. En France, c’est quasiment impossible. En tout cas, c’est très très rare.

Mais tous les pouvoirs, économiques, financiers ou politiques, fonctionnent en réseau, en France comme ailleurs.

Les réseaux sont partout importants mais je ne suis pas sûr qu’ils sont partout aussi importants qu’en France. Prenez l’exemple du président actuel François Hollande. Son premier job est à l’Elysée où après avoir été repéré par Jacques Attali, il travaille avec François Mitterrand. Qui d’autre qu’un énarque, peut dans la société française, espère avoir pour premier emploi un poste à l’Elysée ? Pour les français qui n’appartiennent pas à ce milieu, c’est très décourageant, car vous savez que votre horizon est bouché si vous n’êtes pas énarque classé aux premières places du classement de sortie.

Pensez-vous que c’est pour cette raison que les managers étrangers regrettent notamment un manque de confiance de leurs managers. Vous écrivez dans le livre que les dirigeants français ont du mal à penser que les autres feront aussi bien qu’eux. Parce qu’ils n’ont pas fait les bonnes écoles ?

La société française fait par exemple une nette distinction entre les personnes qui ont fait une grande école et les diplômés de l’Université. Cela crée deux mondes entre les uns et les autres. Il y a une tendance en France à considérer que le premier diplôme donne une identité. Une personne diplômée de normale sup en philosophie est décrétée philosophe avant même qu’elle ait écrit un livre ou un article qui compte. C’est la même chose en histoire ou en économie.

Vous êtes enseignant aux Etats-Unis, il y a les Universités de l’Ivy league qui sont plus prestigieuses que les autres. N’est-ce pas finalement la même chose que les grandes écoles françaises ?

Non, parce que personne ne va vous demander quel est votre école à part peut-être pour votre premier poste. Après, on vous demandera ce que vous avez fait, quelles sont vos réussites, mais personne n’aurait l’idée d’aller demander à un cadre dirigeant de cinquante ans s’il a fait une université de l’Ivy league ou une autre moins prestigieuse. Pour le recruter, on s’intéresse à ses réalisations.

En outre, les dirigeants protestants des universités des Etats-Unis ont remis en cause le système d’eux-mêmes en décidant de choisir les étudiants et en promouvant la diversité.

Enfin, si l’ENA diplôme cent personnes par an, ce sont 1 000 étudiants qui sortent de Stanford ou de Yale ou de Harvard. Il y a beaucoup plus de monde si bien que vous ne pouvez pas avoir la même chose qu’entre les cinq ou six inspecteurs des finances qui sortent chaque année du système français.

Ils sont peu nombreux mais ils sont les produits de la méritocratie. C’est ce qui compte non ?

Le système français n’est pas méritocratique. On prétend qu’il l’est parce qu’il y a un concours au début. Quand vous discutez avec des inspecteurs des finances, ils vous répondent « j’ai fait mes preuves ». Oui, à 18 ou à 25 ans, mais après, qu’ont-ils prouvé ?

Les managers qui ont répondu à vos questionnaires disent aussi que les entreprises françaises sont encore très hiérarchiques. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Oui mais cela évolue, les entreprises changent. Beaucoup de gens sont restés sur l’image des travaux de Michel Crozier sur la société bloquée ou du mal français selon Alain Peyrefitte. Il fallait oser écrire comme il l’a fait que la société française n’avait pas changé entre 1945 et 1975. Ce sont ces auteurs-là qui étaient bloqués, pas la société.

Alain Peyrefitte a aussi écrit qu’il fallait plus de confiance dans la société. Je vais vous raconter une anecdote. Je fais un cours avec une enseignante allemande et pour un examen je ne pouvais pas être là, alors je lui dis de distribuer les sujets de rester là pendant un quart d’heure pour répondre des questions et de revenir pour ramasser les copies. Elle me dit qu’on ne peut pas faire un examen en auto discipline. En France, on m’a toujours dit que tout le monde allait tricher mais ce n’est pas vrai. En France il y a quelqu’un qui surveille l’examen. Aux Etats-Unis, nous avons un code de l’honneur et tout le monde signe qu’il ne trichera pas.

Que vous inspirent dans ce tableau les jeunes français qui créent des start-ups ou qui tentent leur chance loin des frontières nationales ?

Les jeunes français partent parce qu’il existe le plafond de verre que j’évoquai au début de l’interview. La France perd beaucoup de talent à cause de ces phénomènes. Des entreprises plus ouvertes profiteraient à tout le monde. Je connais un français qui donne des cours de littérature et de théâtre aux Etats-Unis. Grâce à lui, chaque année des jeunes venus de l’Iowa qui étudient à Pinceton parlent français comme vous. C’est un type formidable. Et bien un jour il m’a expliqué qu’il était parti parce qu’en France il ne pouvait pas faire carrière, il n’obtenait pas de contrats. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il n’avait pas eu le concours du Conservatoire !

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