[Chronique] L'inégale rentabilité des tâches ménagères dans le couple (et comment résoudre le problème)
Existe-t-il un lien entre les inégalités salariales et l'inégale répartition des tâches ménagères dans le couple ? Ou bien les deux inégalités sont-elles complètement indépendantes ? C'est à cette question abordée par l'économie expérimentale que s'intéresse Raphaël Giraud, professeur à Paris 8 Vincennes Saint-Denis, dans sa chronique bimensuelle.
L’inégalité hommes-femmes se présente au moins sous deux aspects majeurs : l’inégalité salariale (qu’elle soit globale ou résiduelle une fois pris en compte tous les facteurs permettant d’expliquer la première) et le partage inégal des tâches domestiques. Ces deux aspects sont naturellement liés : toutes choses égales par ailleurs, il y a une logique à ce que le membre du couple qui gagne le plus sur le marché du travail y consacre plus de temps. Mais d’autres explications existent faisant appel à l’influence des normes sociales. Celle-ci peut se manifester soit par une pression externe exercée sur le mode de vie des femmes, soit par l’internalisation par les femmes des exigences portées par ces normes.
La tentation est parfois alors grande de naturaliser cette situation en l’attribuant aux préférences des femmes. Pour faire la part de ces différentes causes, il serait intéressant de pouvoir observer ce qui se passerait dans un monde alternatif où la pression sociale externe n’existerait pas et où l’inégalité salariale serait en faveur des femmes. Si dans ce monde le partage des tâches domestiques était en défaveur des hommes, cela montrerait que, d’une part, les individus, quel que soit leur sexe, réagissent rationnellement à ce changement de la structure des salaires et que, d’autre part, le comportement des femmes n’est pas le résultat de l’internalisation de normes sociales mais uniquement de la pression exercées de l’extérieur par celles-ci. C’est effectivement à cette conclusion que parviennent trois économistes dans un article à paraître (1).
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Le couple, un espace de coopération économique
C’est en usant des méthodes de l’économie expérimentale qu’ils s’attachent à simuler le monde alternatif que nous avons évoqué. Pour ce faire, ils usent d’un dispositif que nous avons déjà rencontré : le jeu de bien public. Dans ce jeu, deux individus disposent chacun de 20 jetons. Ils doivent décider s’ils l’investissent dans un compte commun. Chaque jeton investi rapporte 0,2 jeton, et la somme totale (capital+intérêts) est partagée entre les deux : ainsi, si les deux joueurs investissent 10 jetons, ils récupèrent chacun 12 jetons. Mais si un des deux investit 10 jetons, et l’autre aucun, alors chacun reçoit 6 jetons. Individuellement, donc, chaque joueur n’a pas intérêt à investir ; c’est cependant collectivement préférable. Ce jeu a pour fonction de mettre en évidence la capacité des individus à prendre en compte l’intérêt collectif dans leurs décisions. Dans le monde simplifié que nous considérons, le compte commun joue le rôle des tâches domestiques.
Une des originalités des travaux de ces auteurs est de travailler avec de véritables couples. Ils ont ainsi invité 238 individus, d’une moyenne d’âge de 36 ans, et dont 128 étaient dans la vie réelle en couple (hétérosexuel) avec un autre membre de l’échantillon, à participer à un tel jeu. Concrètement, le jeu est joué en couple par les 128 individus qui le sont, et en paires homme-femme aléatoirement formées pour le reste de l’échantillon. Le premier résultat observé, conforme à d’autres travaux de ces chercheurs (2), est que les individus jouant en couple contribuent en moyenne 16 jetons par personne, contre 9 s’ils sont en paire aléatoire. Ainsi, le fait d’être en couple et le fait de coopérer vont ensemble.
Le couple, rempart contre l'inégalité ?
Introduisons maintenant l’inégalité salariale dans notre monde alternatif. Pour l’un des joueurs, qu’on appellera le joueur « désavantagé », les règles du jeu ne changent pas ; pour l’autre, appelé «avantagé », chaque jeton gardé rapporte à l’issue du jeu 0,3 jeton. Dans ce cas, non seulement ce dernier a intérêt à tout garder pour lui, mais, de plus, la somme des gains de la paire est maximale s’il le fait. Contrairement au cas précédent, il n’y a plus, pour cet individu, de conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, alors que ce conflit persiste pour l’individu désavantagé. L’objectif de maximiser la somme des revenus de la paire est appelé l’objectif d’efficience, et l’on parlera de niveau d’efficience pour désigner la fraction effectivement réalisée de la somme maximale pouvant être potentiellement atteinte grâce aux choix des individus.
Les couples ou paires précédentes jouent à cette variante du jeu. Dans la moitié des paires, le joueur avantagé est l’homme, dans l’autre, c’est la femme. On observe alors les résultats suivants. Tout d’abord, placés dans la situation asymétrique précédente, les individus ajustent leur contribution au bien public (aux tâches domestiques) : le joueur avantagé réduit sa contribution au compte commun. Ensuite, dans le cas des couples, cet ajustement se fait sans changement du niveau d’efficience; en revanche, dans les paires qui ne sont pas des couples, le niveau d’efficience baisse significativement. Concrètement, dans le cas des époux, le joueur désavantagé ne réduit pas sa contribution. Autrement dit, les couples réagissent aux incitations financières mais en restant coopératifs entre eux, mais en fait tout le poids de la coopération repose sur les épaules du joueur désavantagé. Enfin, ce schéma de réaction est indépendant du sexe de la personne avantagée sur le marché du travail. Autrement dit, plongés dans ce monde alternatif, les individus réagissent aux incitations salariales de la même façon quelque soit leur sexe : aucune norme sociale internalisée ne prédispose la femme à se montrer plus coopérative que l’homme lorsque la structure des rémunérations ne l’y incite pas.
Une modélisation de la réalité ou un modèle hors-sol ?
On pourra juger le monde présenté ci-dessus trop éloigné de la réalité pour véritablement nous éclairer sur elle. Conscients de ce potentiel problème (qui n’est pas propre à cette étude), les auteurs de l’article ont également testé des versions plus « incarnées » de leur dispositif, où ce ne sont plus des jetons mais du temps qui est investi. Les résultats sont essentiellement les mêmes, et les enseignements en termes de politique publique, également. Ils suggèrent que si l’on lutte contre l’inégalité salariale, l’inégalité du partage des tâches domestiques devrait se réduire d’elle-même à condition que la pression sociale externe ne s’oppose pas à cette dynamique.
Cependant, le principal problème à cette lecture de l’article est que, dans le partage des tâches domestiques, on n’a pas affaire à une grandeur homogène et unidimensionnelle comme une somme d’argent, mais à un bouquet complexe de tâches de nature très différentes, et affectées qui plus est de façon très différente par le progrès technique. Définir ce qu’est un partage véritablement égal, ou plutôt équitable, de ces tâches est donc en soi une question à part entière.
Raphaël Giraud @raphael_giraud est Professeur de sciences économiques à l'université Paris 8- Vincennes Saint-Denis
Les avis d'expert sont publiés sous la reponsabilité de leurs auteurs et n'engagent en rien la rédaction de L'Usine Nouvelle.
(1) Cochard, F., Couprie, H., & Hopfensitz, A. « What if women earned more than their spouse? An experimental investigation of work division in couples », à paraître dans Empirical Economics.
(2) Cochard, F., Couprie, H., & Hopfensitz, A. (2016). « Do spouses cooperate? An experimental investigation ». Review of Economics of the Household, 14(1), 1-26.
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