[Chronique éco] Lutte contre l'évasion fiscale : plutôt "name and shame" ou négociations secrètes ?
Tous les quinze jours, Raphaël Giraud, professeur de sciences économiques à l'Université Paris 8 Saint-Denis, décortique un article scientifique de l'économie expérimentale. Aujourd'hui, il s'interroge sur les meilleurs façons de lutter contre l'évasion fiscale, études à l'appui.
Un moyen de plus en plus populaire de lutter contre l’évasion fiscale est la politique du "name and shame" consistant à révéler l’identité des entreprises ou des individus ayant été pris à ne pas déclarer correctement leurs revenus. Ce principe se heurte cependant, outre les aspects légaux de confidentialité des données, à l’argument selon lequel il serait plus efficace pour le recouvrement des sommes de procéder à une négociation secrète entre les fautifs et le ministère du Budget. La question est donc finalement de savoir quel est l’effet de la honte potentielle sur les comportements en matière de déclaration fiscale. Sans prétendre épuiser ce sujet, un groupe d’économistes s’est attelé à cette question dans un article récent (1) rendant compte d’expériences d’évasion fiscale réalisées en laboratoire aux États-Unis et en Italie. L’idée centrale est de distinguer dans les comportements d’évasion fiscale deux composantes : la décision de frauder ou non et, le cas échéant, le montant que l’on décide de cacher, ce qu’en économie on appelle, dans tous les contextes où cette distinction a du sens, la marge extensive et la marge intensive. Le résultat principal peut être résumé de la façon suivante : révéler publiquement l’identité d’un fraudeur fait baisser la marge extensive (moins de gens fraudent) mais augmente la marge intensive (ceux qui fraudent dissimulent plus au fisc). Voyons cela plus en détail.
Dans cette expérience, chaque individu reçoit une certaine somme d’argent, et doit déclarer cette somme au fisc. En pratique, un taux moyen d’imposition, une probabilité de faire l’objet d’un contrôle et un montant de la pénalité sont fixés et l’individu dispose de tous les éléments pour faire son choix, dont dépend sa rémunération finale à l’issue de l’expérience. Chose importante, l’impôt dans cette expérience ne sert à rien : il n’est pas investi dans un bien collectif. Ceci implique donc que les comportements des individus reflètent uniquement leur degré d’aversion au risque et les normes sociales relative à la fiscalité qu’ils sont internalisées. Il n’y a en effet aucune conséquence pour la collectivité à l’évasion fiscale dans cette expérience, et c’est ce qui en rend les résultats d’autant plus intéressants si on veut comprendre le fonctionnement de ces normes. Pour ce faire, les décisions des individus sont prises dans deux contextes, deux "traitements", en termes techniques. Dans le premier traitement, les individus qui sont pris à avoir fraudé sont sanctionnés mais de façon non-publique ; dans le second, leur identité est révélée à tous les participants : leur photo s’affiche sur les ordinateurs de ceux-ci, avec le montant de la fraude. C’est le traitement "photos".
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Qu’observe-t-on alors ? On peut regarder les résultats à partir de deux statistiques descriptives. L’une est la part moyenne du revenu déclarée par les individus ; l’autre est la proportion d’individus qui déclarent 100% de leur revenu (nous les appellerons les individus honnêtes). En moyenne, et tous traitements confondus, les gens déclarent environ 70% de leur revenu, la part d’individus honnêtes est de 48%. Le fait de montrer les photos des fraudeurs augmente un peu la part du revenu déclarée en moyenne, surtout aux États-Unis où elle passe d’environ 65% à 72%. Mais il augmente surtout fortement la part des individus honnêtes qui passe de 38% à 56% globalement, et plus aux États-Unis (de 38% à 59%) qu’en Italie (37% à 53%). Ainsi, si on regarde les choses sous l’angle de l’augmentation de la part des contribuables honnêtes, la politique de "name and shame" a un effet significatif. D’ailleurs, les auteurs le montrent, cet effet domine celui des autres outils de répression de la fraude, comme l’augmentation de la pénalité ou celui de la probabilité de contrôle, au sens où ces derniers n’ont qu’un effet marginal par rapport à l’effet de la honte sur le comportement. Quand on dit honte, ce n’est d’ailleurs pas un vain mot, car d’autres chercheurs (2) ont mesuré les émotions liées à l’affichage de ces photos dans des contextes semblables et ont trouvé un effet.
Le name and shame : Moins de fraudeurs... mais qui dissimulent plus
Comme annoncé dans l’introduction, une analyse statistique plus fine permet de voir que la politique de "name and shame" joue un rôle à travers deux canaux. Le premier est celui de la décision de frauder et le second celui du montant dissimulé. Comme on l’a dit, en moyenne, cette politique va conduire à réduire fortement la probabilité de fraude, mais, parmi les fraudeurs, à augmenter la fraction qui est effectivement dissimulée. La raison de cette asymétrie est liée, d’après les auteurs, au fait que le coût psychologique de la fraude, c’est-à-dire du non-respect d’une norme sociale, peut-être analysé en deux parties : un coût fixe, indépendant du montant dissimulé, et un coût variable proportionnel à ce montant. Le risque de se voir mis au pilori augmenterait la valeur du coût fixe, affectant essentiellement la décision de frauder, mais jouerait de façon paradoxale sur le second coût, avec l’idée qu’une fois la décision prise de frauder, on peut se laisser aller : une fois surmonté un coût plus élevé, et une transgression grave réalisée, s’autoriser une dissimulation plus importante sur le montant semble moins grave.
Dans ces conditions, et sous réserve que ces résultats soient transférables à des situations réelles, on voit que l’efficacité de telles politiques de dénonciation dépend du type de fraude fiscale prévalent dans un pays donné : s’agit-il d’une fraude extensive touchant tous les niveaux de revenus, ou au contraire une fraude ciblée sur les grandes fortunes. C’est dans le premier cas que la politique du "name and shame" appliquée aux particuliers, comme lors d’enquêtes journalistiques sur l’évasion fiscale (où le caractère légal de l’opération peut varier) sont publiées, est la plus efficace. Dans le second cas, les pratiques que l’on associe en France, à tort ou à raison, au verrou fiscal de Bercy, à savoir la possibilité pour le Ministère du budget de bloquer les poursuites pour fraude fiscale en échange d’un arrangement amiable, semblent plus à même de maximiser les rentrées fiscales.
(1) Alm, J., Bernasconi, M., Laury, S., Lee, D. J., & Wallace, S. (2017). « Culture, compliance, and confidentiality: Taxpayer behavior in the United States and Italy ». Journal of Economic Behavior & Organization, vol 140, p. 176-196.
(2) Coricelli, G., Joffily, M., Montmarquette, C. et al. (2010), « Cheating, emotions, and rationality: an experiment on tax evasion », Experimental Econonomics, vol 13, p.226-247.
Raphaël Giraud est Professeur de sciences économiques à l'université Paris 8- Vincennes Saint-Denis
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