Avec ce qui devient une véritable obsession de la numérisation, nous nous acheminons vers une rupture totale de la (vraie) communication. J’évoque régulièrement dans ce blog les dangers de la numérisation à marche forcée. Mais je me suis rendu compte, au cours des derniers mois, d’une autre conséquence qui m’avait échappé et qu’une norme du spatial vient de révéler de façon éclatante.
Cette norme décrit le support logistique intégré demandé par le client au fournisseur : la notion de support logistique est intuitivement assez simple à comprendre et relève in fine du bon sens, que les auteurs de la norme ont jugé bon de « cadrer », ce qui, au fond, n’a rien de choquant dans le domaine du spatial où la moindre petite erreur peut coûter cher. Cependant, la norme ne traite pas du support logistique seul, mais du support logistique intégré : nuance ! La notion de support du fournisseur à son client a donc été étendue à toutes les phases de développement du produit en y associant de nombreuses autres normes du spatial, dans un langage qui tient parfois plus du galimatias que de la spécification claire : ce document, qui se veut donc à la fois générique et universel, finit par être à la limite du compréhensible. On y trouve notamment l’introduction suivante : « Les temps présents et passés sont employés dans cette norme pour exprimer des constats ou des faits, et par suite ils impliquent un texte descriptif » ; voilà une intellectualisation assez contorsionnée de la grammaire !
Le problème est double :
- la complexification de plus en plus poussée de notre monde en général demande des outils de gestion toujours plus sophistiqués, utilisant des quantités phénoménales de données, que seule la numérisation permet d’injecter dans ces outils ; on en vient à réduire progressivement notre monde à un ensemble de modèles qui se substituent à la réalité ; et on ne communique plus que par les « sorties » de ces modèles ;
- l’aversion croissante au risque, légitimée en apparence par ces modèles censés nous aider à mieux contrôler notre environnement (et notre vie ?) nous pousse à tout mesurer[1], ce que les outils permettent justement de réaliser : tout est désormais paramétré, calibré, même les entretiens périodiques de performances avec son hiérarchique et, en fin de compte, les processus intellectuels.
La communication ne se fait plus dès lors que par des moyens exploitant ces outils :
- On se parle de moins en moins, puisque tout peut être écrit et chiffré : les courriels en sont une preuve quotidienne, j’ai personnellement vécu et vis de plus en plus souvent des situations où le simple coup de téléphone cède la place à l’échange de courriel(s) style ping-pong où l’information clé se dilue dans des tableaux et des graphiques au point de se perdre. Bien que la communication orale reste essentielle[2], ses jours sont comptés. Et comme le temps presse, nous ne prenons plus celui d’écrire correctement : les courriels écrits la plupart du temps en style télégraphique et truffés de fautes génèrent des incompréhensions sources de pertes de temps supérieures aux économies réalisées à court terme. Quant au « langage » SMS, il est la caricature ultime de la communication écrite, mais il continue sa « progression » à tous les niveaux de notre société.
- L’image finit par remplacer le raisonnement : notre monde ne vit plus que par et pour l’image, car elle apporte une information immédiatement accessible, peu importe si son contenu est discutable. Un exemple flagrant, datant pourtant de plus de 20 ans, est la publication des photos satellitaires d’usines en Irak dénoncées (à tort) comme usines d’armes de destruction massive, photos qui avaient servi de prétexte au déclenchement de la 1° Guerre du Golfe. La perte de valeur que l’image seule engendre est supposée compensée par des présentations de luxe avec force schémas aussi esthétiques que creux dont nous sommes tous abreuvés, en particulier lors des changements d’organisation de nos industries[3], accompagnés de discours bardés de néologismes anglo-saxons visant à en masquer la vacuité : du pipotron, ou, pour être dans l’air du temps, du « fake ».
Or, les processus de pensée et d’échanges intellectuels ne peuvent se résumer à des modèles, n’en déplaise aux « geeks » qui régentent notre vie : les derniers problèmes des Tesla en conduite autonome (où les conducteurs ont été obligés de reprendre la main au moment où le véhicule fonçait vers un obstacle, ce qui a valu à Tesla de rappeler des centaines de milliers de modèles) en sont une récente illustration.
De façon un peu abrupte : plus on numérise, moins on sait écrire, moins on sait parler, et moins on sait communiquer. Il manque à la numérisation la « couche » d’humain, cette huile dans les rouages d’une mécanique à qui l’on attribue les vertus de la perfection puisqu’elle est numérique. Mais qui coince quand l’huile est absente. Et l’on remplace cette huile par l’image, succédané conférant aux crédules l’illusion de communiquer. De beaux discours, de beaux diagrammes, mais de (vraie) communication : point.
Difficile de ne pas penser à cette citation (modifiée) de Céline : « Le fake a de l’avenir. Vous verrez qu’un jour on en fera des discours ».
[1] J’avais dénoncé cette dérive dans le billet « Quand la mesure devient une obsession » (octobre 2020)
[2] J’avais développé ce point dans le billet « N'enterrons pas la communication orale ! » (juillet 2020)
[3] J’avais abordé ce sujet dans le billet « PowerPoint m'a tuer » (février 2019)