La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

Pourquoi il faut miser sur les essais même à l'ère du digital

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Pourquoi il faut miser sur les essais même à l'ère du digital
Le Tempest, futur avion britannique de combat furtif, ne s'est pas satisfait d'une validation exclusivement numérique.
© BAE Systems

Les essais font partie intégrante des développements de tous les grands programmes. Mais de plus en plus souvent, leur objectif se transforme en simple vérification, ce qui, justement, n’est pas (ou ne devrait pas être) leur finalité première.

La problématique des essais s’applique à tout programme complexe, et tout particulièrement pour le spatial. Les succès rencontrés dans ce domaine, dont l’émergence remonte à plus d'un demi-siècle, sont dus en grande partie aux innombrables essais menés lors de multiples campagnes, dont nous récoltons les bénéfices depuis plusieurs décennies. Or, ces derniers sont redevables à l’esprit pionnier qui a largement prévalu depuis le début de l’ère spatiale, mais qui semble aujourd’hui s’émousser au profit de processus supposés validés par l’héritage du passé, lesquels finissent par dévoyer le but premier des essais, qui est de découvrir ce que les calculs ne peuvent prévoir.

À l’origine de cette dérive, on trouve deux évolutions significatives de nos organisations industrielles, régulièrement abordées dans ce blog :

  • la pression du planning, devenu le moyen privilégié du contrôle des coûts ; elle s’est muée en une obsession dont les conséquences se sont parfois révélées tragiques (y compris en termes de vies humaines) ;
  • les progrès informatiques, qui ont donné le jour à des outils de modélisation et de simulation d’une puissance telle qu’on est tenté de croire qu’ils peuvent dispenser de réaliser des essais.

Des essais en « bout de chaîne »

La première évolution contraint systématiquement la durée des essais qui arrivent toujours en « bout de chaîne ». Les activités d’AIT (assemblage, intégration, tests) sont en général menées lors du dernier tiers ou quart de la durée totale d’un programme, quand les retards (car plus aucun grand programme ne peut se targuer d’être à l’heure) se sont accumulés. Le moindre pépin en AIT entraîne forcément des analyses et des essais supplémentaires, d’où un accroissement du retard. On en arrive à conditionner les équipes pour qu’elles considèrent que l’essai doit absolument réussir du premier coup. « Réussir » signifie dès lors vérifier que les résultats de tests sont bien conformes aux prédictions. Et donc, plus question de découvrir quoi que ce soit d’inattendu.

La seconde évolution débouche sur l’illusion que les outils numériques peuvent se substituer aux fameuses « mains dans le cambouis » (le « hands-on » des Anglo-Saxons) et permettre ainsi un gain de temps (et d’argent) colossal. J’avais critiqué cette approche dans un billet de ce blog paru en août 2021, « Jusqu’où ira la digitalisation ? », à propos du Tempest, le futur avion de combat britannique, dont la validation technique était prévue de façon entièrement digitale, sans recourir à des démonstrateurs. Et dès septembre 2021, Martin Downes, l’un des directeurs du programmes, déclarait : « La simulation n’est-elle pas assez représentative de nos jours pour se passer de bancs d’essai ? La réponse est probablement “Non”. Ce sera très cher de découvrir tout à la fin que la simulation n’a pas marché. » Dont acte. Quant au MQ-25 Stingray, futur drone ravitailleur de l’US Navy développé par Boeing, Aviation Week faisait état le 10 octobre dernier de problèmes de conception et de qualité, dus à une nouvelle méthode dite d’assemblage déterministe, basée sur le désormais omniprésent MBSE [1], équivalent anglo-saxon de l'IDM [2] visant à réduire les tolérances de fabrication grâce aux avancées digitales. Ce qui n’empêche pas Ted Colbert, le PDG de Boeing Defense, Space and Security, d’annoncer : « Une fois que nous tirerons le profit maximal du MBSE et de l’assemblage déterministe, le ciel sera la limite de l'agilité de nos processus de fabrication. » Il n’y a que la foi qui sauve…

l'essai, activité fondamentale

Dans cette ruée digitale, il est rassurant d’entendre des directeurs de la Nasa souligner l’importance de l’expérience et des essais, comme j’en ai eu l’occasion lors de la dernière Conférence internationale sur l’optique spatiale début octobre. Les succès spectaculaires du JWST en orbite sont là pour le démontrer, comme je l’avais souligné dans un billet de ce blog paru en août dernier, « Le sans-faute du James Webb Space Telescope : quelles leçons en tirer ? » Et cela d’autant plus que dans le spatial, les essais constituent le dernier rempart au sol contre les risques de développement et les impasses techniques. Tout problème rencontré lors d’un essai sol est l’opportunité d’éviter le même problème en orbite, d’où un drame potentiel de moins.

Il serait donc judicieux de cesser de considérer les essais comme de simples opérations de vérification à réaliser dans l’urgence, mais bien comme des activités fondamentales pour assurer la réussite d’un projet complexe, et de voir dans les problèmes qui seront mis en évidence la chance de découvrir tout ce que les meilleures simulations du monde n’auront pu faire. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fût-elle numérisée à la perfection…



[1] Model-Based Systems Engineering

[2] Ingénierie dirigée par les modèles

 

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