Parmi les méthodes de management, il en est une qui n’a pas encore totalement disparu : celle de l’obéissance et de la soumission.Dans la rubrique Entreprise du magazine Vocable allemand[1] du 13 mai dernier, je suis tombé sur un article intitulé « La peur au ventre », relatif à la chaîne allemande de magasins discount Aldi, qui avait à plusieurs reprises fait la une des journaux outre-Rhin dans le passé : harcèlement moral de la part de la hiérarchie, employés surmenés jusqu’au burn out, contrôle excessif, etc.
La branche française vient d’être condamnée par le Tribunal de Toulouse à indemniser un employé licencié après avoir été maltraité. Le jugement a précisé que les méthodes de management d’Aldi étaient toujours basées sur le modèle de Harzburg. Ce modèle (datant de 65 ans !), développé par Reinhard Höhn, un ancien haut responsable nazi (théoricien du droit sous le Troisième Reich), avait été reconnu comme efficace (et donc largement mis en œuvre) par de nombreuses entreprises après-guerre (dont Bayer et BMW). Il a survécu chez Aldi, y compris en France jusqu’à la dernière décennie. Son maître-mot est « subordination » : les chefs délèguent des tâches, les collaborateurs s’en acquittent en acceptant la « surveillance critique » ; l’entreprise y est vue comme une « cellule » de la nation, où hiérarchiques et subalternes ne s’affrontent plus en tant qu’« ennemis de classe » (ce qui peut présenter quelques aspects indéniablement positifs). Johann Chapoutot a très bien décrit les origines de ce modèle lors d‘un entretien sur France-Culture[2] : dès les années 1930, les salariés allemands ont bénéficié du premier système de management libéral mis en place par Höhn, la seule condition étant d’être productif sans quoi on était éliminé (au sens figuré comme au sens propre). C’est à cette époque que sont apparues les notions de performance et de ressources humaines (initialement appelées matériel humain…). Le problème d’Aldi est qu’il est allé au-delà de ce modèle, en abusant (malgré ses dénégations) de la surveillance à outrance par des méthodes reposant sur de véritables pièges tendus tant aux employés qu’à la clientèle.
Il est facile de critiquer un tel système, qui paraît d’autant plus archaïque à l’heure où émergent les entreprises à mission (hélas encore assez rares). mais ce n’est peut-être pas aussi simple, car, ainsi que l’a montré Chapoutot, ce style de management existe toujours, sous d’autres formes, et fait preuve d’une certaine résilience.
Un sujet culturel ?
Tout d’abord, ce n’est pas une coïncidence si le modèle de Harzburg a pu s’imposer si facilement en Allemagne : les lecteurs de ce blog savent l’importance que j’attache aux aspects culturels. Les Allemands, contrairement aux Français, éprouvent le besoin d’être menés par un guide[3] : la subordination n’est donc pas perçue négativement. Et j’en viens à une anecdote, datant d’une vingtaine d’années, qui illustre à merveille les différences culturelles. Un collègue m’avait rapporté l’échange un peu vif qu’il avait eu, lors d’une réunion sur un instrument spatial sont nous avions la charge, avec son interlocuteur allemand, représentant notre client ; à la suite d’un désaccord, l’interlocuteur, perdant son calme, s’était écrié « You are subcontractor, you have to obey !!! ». Mon collègue, souriant, avait répondu lentement « Obey ??? ». L’assistance s’était esclaffée, l’interlocuteur, rouge comme une pivoine, avait balbutié que ce n’était pas ce qu’il avait voulu dire, et la réunion avait repris son cours.
En France, nous n’avons en fait pas de leçons à donner : nous avons pratiqué durant des décennies le paternalisme qui lui aussi, à sa façon, faisait appel à la subordination, mais sans tomber dans les excès d’Aldi. Il faut noter que la notion de subordination est au cœur du contrat de travail en droit français, le lien de subordination distinguant le salarié du contractant. Ce paternalisme aux accents presque bonhommes convenait d’ailleurs très bien à la culture française (je l’avais défendu dans un billet de ce blog paru en août 2019, « Le paternalisme avait du bon »). Il a fait place à des systèmes basés sur la recherche du profit maximal à court terme, dont nos industries pâtissent tous les jours. Et j’avais entendu naguère des collègues se plaindre d’un responsable projet qui avait déclaré à son équipe « Je veux que vous vous leviez chaque matin les tripes nouées rien qu’en pensant à la façon dont vous allez pouvoir encore gagner 10% sur votre budget »…. La peur au ventre ! Et le temps n’est pas loin où l’en embauchait de préférence des « killers ». Même si cette « qualité » semble être passée de mode, les dents longues ont encore de l’avenir dans nos sociétés.
Une alternative
Les deux ouvrages que j’ai lus récemment, « Reinventing organizations » de Frédéric Laloux et « L’entreprise altruiste » d'Isaac Getz et Laurent Marbacher laissent entrevoir qu’il existe heureusement d’autres approches du management qui remettent l’humain à la place qu’il n’aurait jamais dû perdre (c’est notamment le cas des entreprises à mission) : la relation vassal-suzerain qui caractérise la méthode de Höhn (sur le mode autoritaire) ou le paternalisme (sur le mode familial), mais aussi le capitalisme actuel (où le vrai chef devient la finance) est remplacée par la confiance totale qui va jusqu’à exclure le contrôle[4]. Notons que les sociétés qui adoptent ces méthodes sont tout aussi rentables. Le XXIe siècle étant déjà bien entamé, il serait grand temps que le management, dont le mode dictatorial a pu faire ses preuves au XXe siècle parce que le contexte le permettait (ou le favorisait), se modernise enfin en renonçant à des pratiques désormais révolues. Redonner un sens au travail de chacun passera nécessairement par là.
[1] Périodique bilingue destiné à ceux qui souhaitent continuer la pratique de la langue de Goethe
[2] Les influences nazies du management moderne (janvier 2020)
[3] En allemand : « Führer », terme dévoyé dans les années 1930 par un chancelier de sinistre mémoire
[4] N’en déplaise à Staline qui avait décrété que « la confiance n’exclut pas le contrôle »