L’informatique a du bon : les ventes de logiciels espions visant à surveiller les employés explosent. Avec près de quatre décennies de retard, Big Brother est enfin parmi nous ! Le magazine d'actualité britannique The Economist a récemment publié un article intitulé « Welcome to the era of the hyper-surveilled office », qui se passe de traduction. Morceaux choisis :
- La demande de logiciels espions a doublé entre avril 2019 et avril 2020.
- A suite des confinements de mars 2020, les recherches sur Internet d’outils de contrôle a été multipliée par 18.
- Les entreprises se justifient en invoquant la crainte de voir fuiter des données sensibles et le plus sérieusement du monde la sécurité des employés en cas d’urgence ou la protection contre le burn-out, voire la discrimination.
- Mais elles visent aussi l’amélioration de la productivité : certains outils permettent de suivre les mouvements des souris d’ordinateur, de scanner des courriels, d’accéder à des webcams et des micros, tout cela à l’insu des utilisateurs, dont on peut ainsi vérifier que non seulement ils travaillent, mais aussi à quel rythme.
- La palme revient à Deepscore, un logiciel qui prétend, à partir d’analyses faciale et vocale, estimer la fiabilité d’un employé.

Rétropédalage
Certaines entreprises, ayant poussé le bouchon un peu trop loin, ont « rétropédalé » :
- Barclays, après une réaction du personnel, a supprimé le logiciel qui déterminait le temps passé par les employés à leur bureau, et qui lançait un avertissement à ceux qui restaient trop longtemps en pause (on ne dit pas comment le « trop longtemps » avait été quantifié).
- Microsoft, après avoir mis en place un outil calculant la productivité d’un employé à partir du nombre de visioconférences auxquelles il assiste et du nombre de courriels qu’il envoie, a fait acte de contrition : les individus traqués ne seront plus « identifiés » (sic !).
Mais ces quelques reculs n’entraveront pas la « marche en avant » des logiciels espions : car elle est la conséquence inéluctable de cette obsession que je dénonce depuis près de 4 ans dans ce blog, celle de la machinisation, de la robotisation, de la numérisation et de l’Intelligence Artificielle (aucune d’ailleurs ne va plus sans les trois autres), qui mènent à grands pas vers la déshumanisation totale de notre vie professionnelle et très probablement pas seulement
Outre les travers évidents des logiciels espions, on a constaté qu’ils conduisaient à dresser les employés les uns contre les autres. Ce qui ne fait qu’aggraver le mal de la non-communication, véritable fléau de nos entreprises modernes où ce qu’on appelle communication repose essentiellement sur des échanges pléthoriques de courriels émis par des employés cantonnés dans des open spaces où l’on ne se parle pas (ou trop peu, faute de temps). J’ai remarqué depuis peu une autre dérive intéressante et révélatrice : même les courriels exprimant une demande peuvent rester de plus en plus souvent sans réponse. D’humains communicants, nous nous muons progressivement en petites machines non communicantes. Et de plus en plus dociles, sinon gare à la délation d’un logiciel espion !
Surveillance déléguée
Ce qui est peut-être le plus remarquable, c’est la délégation de la surveillance des équipes à une machine : le management aurait-il perdu ses capacités de contrôle ? François Dupuy avait expliqué dans l’un de ses ouvrages (très pertinents) sur le management que la multiplicité des processus et la complexité des organisations rendait illusoire la main-mise de la hiérarchie sur la « base » : le pouvoir est en fait détenu par les employés, pouvoir que le management essaie de récupérer en rajoutant des processus… et le cercle est bouclé. Mais les progrès de l’informatique font que les logiciels espions sont en voie de résoudre ce cruel dilemme.
Les projections sur l’avenir m’inquiètent : j’avais évoqué deux des cauchemars du vieux ringard que je suis dans un premier billet « Les (futures) villes connectées : le malheur est dans le soft » publié en juillet 2020 puis dans un second « Cyberattaques : Vous ne direz pas que vous ne le saviez pas » publié en mars 2021. A ce propos, l’accroissement des cyberattaques, facilitées par la numérisation à tout crin, nécessite de la part des industries et des administrations la mise en œuvre de ressources de plus en plus importantes : il n’est pas exclu que d’ici 2050 une moitié de la population travaille à la cyberprotection de l’autre moitié, lobotomisée comme il se doit grâce à l’avènement de tous ces merveilleux outils dont on ne nous vante que les mérites - car ils en ont, bien sûr, et c’est bien là le problème : comment, face à leur utilité indéniable, garder notre libre-arbitre et notre faculté de penser en tant qu’humain ?
Monsieur Orwell, vous avez écrit en 1949 votre célèbre dystopie : ce qui va se passer un siècle plus tard risque de la rendre presque optimiste. Heureusement, 2050, c’est encore un peu loin, et il y a des jours comme ça où je me dis que je suis content d’être vieux…