La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

Les indicateurs clés de performance : en avant la mesure

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Les indicateurs clés de performance : en avant la mesure
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Tout se mesure aujourd’hui, et surtout, dans notre monde industriel, la performance. Mais vouloir tout mesurer ne finit-il pas justement par nuire à… la performance ?

La ruée vers la numérisation, maintes fois dénoncée dans ce blog, s’accompagne inévitablement d’un travers que j’avais fustigé dans le billet "Quand la mesure devient une obsession" paru en octobre 2020. A la fin des années 90 sont nés aux USA, comme tant d’autres courants (pour ne pas dire modes), les indicateurs clés de performance : les Key Performance Indicators (KPI), qui connaissent leur avènement depuis la fin de la deuxième décennie de notre siècle. Très schématiquement, les KPI servent à mesurer l’état d’avancement d’un projet par le moyen de tableaux de bord (les fameux "dashboards"…) que les équipes doivent renseigner périodiquement. Mesurer les progrès d’un projet reste louable (et nécessaire). Ce qui l’est moins, c’est la dérive vers la volonté de mesurer ce qui n’est pas forcément mesurable.

Je ne citerai que deux exemples :
- les risques, sujet souvent abordé dans ce blog et que je ne détaillerai donc pas dans ce billet ; "L’analyse de risques dans les projets complexes : de l’obsession au paradoxe", paru en avril 2021, mettait en évidence l’absurdité de la mesure des risques qui peut conduire au paradoxe ;
- la performance individuelle : depuis quelques années sont exigés dans les entreprises les bilans annuels de performances, permettant au hiérarchique, lors des entretiens annuels, d’évaluer l’efficacité de son collaborateur, de vérifier l'adéquation à son poste, et d’identifier les éventuels "axes de progrès" (euphémisme pudique utilisé pour qualifier l’insuffisance des résultats).

Il y a une vingtaine d’années, ces entretiens se déroulaient de façon informelle, donc relativement "humaine". Ils ont fait place au fil des ans à la lecture commentée de tableaux pré-remplis par le collaborateur avant l’entretien, l’essentiel étant de vérifier lors de l’entretien que toutes les cases des tableaux ont bien été remplies. Notons que cette notion de cases à remplir s’est étendue à tous les domaines, y compris celui de la politique, où le ministre choisi sera celui qui aura "coché toutes les cases", expression qui pourrait bien devenir celle de l’année 2022.

Et voici qu’un nouveau tableau est imposé depuis peu : le bilan à 6 ans de carrière. Gare à ceux qui ne respectent pas cette obligation : l’entreprise contrevenante devra, pour chaque employé n’ayant pas rempli son bilan à 6 ans, verser 3 000 euros sur le compte personnel formation du dit employé. On imagine sans peine la pression que subissent les salariés pour s’acquitter de cette tâche, laquelle s’ajoute à toutes les autres tâches du même acabit, à savoir remplir des tableaux. J’avais déjà évoqué cette descente aux enfers de l’ingénieur (dont le métier est censé déboucher sur d’autres activités plus valorisantes que celles de remplissage de tableaux) dans le billet "La taylorisation de l'ingénierie dans les projets complexes" paru en octobre 2019.

Il est vrai que la mesure a quelque chose de rassurant, de par son côté factuel. Mais de là à tout mesurer, et surtout à passer de plus en plus de temps à consigner des mesures qui ne sont que des constats, au détriment de la créativité et de l’innovation, lesquelles constituent l’essence-même de la finalité… on transforme l’ingénieur en arpenteur, un peu comme Gad Elmaleh et son mètre-ruban dans son sketch sur Ikea. Mais il y a pire : certains tableaux, notamment ceux relatifs à l’organisation du travail (dont font partie les bilans professionnels) comportent des cases à remplir suivant des critères parfois incompréhensibles, véritables pensums aussi chronophages que stériles. Il suffit de consulter quelques publications sur les KPI pour se rendre compte à quel point leur verbiage boursouflé peut cacher l’inanité des concepts qu’ils sont supposés promouvoir. J’attire l’attention du lecteur sur un détail qui à mon sens n’a rien d’anodin : dans le KPI, ce n’est pas la performance qui est clé, mais l’indicateur ; cette curieuse inversion métonymique est révélatrice du fait que l’indicateur est plus important que la performance…

Malgré tous ces dashboards, force est de constater que la plupart des entreprises ne se portent pas beaucoup mieux depuis qu’on veut tout mesurer (ou plus exactement depuis qu’on croit pouvoir tout mesurer). Il n’empêche : la mesure est devenue incontournable, car elle permet de mieux contrôler les progrès (ou les échecs) des "collaborateurs". Son pouvoir se trouve décuplé par le succès de nouveaux logiciels auxquels je m’étais attaqué dans le billet "Les logiciels espions dans les entreprises : un pas de plus vers la déshumanisation" paru en juillet 2022.

Coïncidence ? KPI se prononce "ké-pi-aïe", ce qui n’est pas sans rappeler Kenpeitai, la Gestapo japonaise de mémoire non moins sinistre que sa cousine germaine…


 

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