Les organisations des grandes sociétés ont des côtés parfois déroutants : à vouloir les rationnaliser et les harmoniser à coup d’outils de gestion de plus en plus complexes, on finit par les rendre opaques voire incompréhensibles. Et plus personne ne s’y retrouve.
Les sociétés en charge de grands projets ne peuvent se permettre d’être mal organisées, cela se conçoit. La plupart disposent d’un «héritage organisationnel» qui participe généralement de ce qu’on appelle la culture d’entreprise. Or, la mondialisation, qui se traduit entre autres par des vagues périodiques (confinant quelquefois à des tsunamis) de fusions et acquisitions, les pousse à vouloir être mieux organisées. Cela est louable. Et pour améliorer les organisations, l’être humain a justement créé les processus, lesquels, grâce aux progrès de l’informatique et de la numérisation appelées désormais à imprégner (et à régir) notre vie professionnelle (et d’ailleurs aussi privée, mais c’est un autre débat), ont pu être développés sous forme d’outils visant à décupler l’efficacité des entreprises.
Syndrome A400M
Hélas, on le constate tous les jours, il n’en est rien. Les processus n'ont pas gagné en « légèreté » au cours des deux dernières décennies. J’ai déjà évoqué dans ce blog les conséquences des processus multiples. On peut citer deux exemples flagrants et relativement récents d’outils de gestion générateurs de migraines pour leurs utilisateurs.
Workday a induit, chez certaines sociétés, des erreurs sur la gestion de la paie et des congés. La faute n’en incombe à proprement parler ni à l’outil, ni à ces sociétés qui ont en toute légitimité déployé cet outil pour gagner en efficacité, mais au fait qu’on oublie trop souvent que le mieux est l’ennemi du bien et qu’un outil censé «faire papa-maman» finit par se révéler très difficile d’utilisation. Dans la même veine, le logiciel Louvois de paie des armées que Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, avait stoppé en 2013 après plusieurs années d’inopérance, a sûrement laissé des traces dans les mémoires des familles de militaires.
SAP, progiciel de gestion intégré, se généralise un peu partout pour assurer notamment la cohérence des systèmes de facturation des entités des entreprises, ce qui est d’autant plus légitime lorsque celles-ci disposent de filiales situées dans différents pays. Mais là encore, l’universalité souhaitée conduit à un outil très complexe dont l’emploi nécessite des heures d’apprentissage (ce qui, soit dit en passant, finit par coûter cher et réduire le gain de productivité visé par ces outils). Un exemple flagrant d’universalité « ratée » est l’avion de transport militaire A400M, censé répondre à toutes les exigences des 7 pays de l’OTAN impliqués dans son développement... et dont Airbus ne finit pas d’éponger les surcoûts.
Notes d'inorganisation
Cela dit, on s’habitue à tout, et même à vivre avec une complexité croissante. Par contre, celle-ci engendre un effet pervers que je perçois chaque jour dans le cadre de mes activités (et pour en avoir parlé avec des collègues d’autres entités, industrielles mais aussi universitaires, je précise que je ne suis pas le seul) : outre la déresponsabilisation relativement logique qu’entraîne la pléthore de processus, on assiste à la constitution d’une sorte de voile sur nos organisations, voile qui noie dans un flou (qui lui n’a rien d’artistique) les rôles des employés, et qui fait que chacun ne sait plus vraiment très bien identifier le périmètre de ses activités. Avec comme résultat que certains employés passent parfois plus de temps à justifier que ce n'est pas à eux de faire un travail pour lequel ils sont compétents, que de faire le travail en question… (ils ne sont heureusement pas majoritaires, mais pour combien de temps encore ?).
François Dupuy, sociologue que j’ai cité dans plusieurs billets, avait expliqué que les notes d’organisation se limitent essentiellement (surtout en France) à des organigrammes qui permettent d’identifier qui est le chef de qui, elles ne sont que rarement de véritables rapports détaillant le fonctionnement de l’entreprise. On se demande s’il ne serait pas plus utile de publier des notes d’inorganisation. Pour résumer, dans ces nouvelles organisations où la sophistication est poussée à l’extrême, on sait qui ne fait pas quoi, mais on ne sait pas qui fait quoi…