La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

Le constat au détriment de l’analyse

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Le constat au détriment de l’analyse
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Les grandes entreprises se doivent de publier leurs résultats : mais, lorsqu’ils ne sont pas à la hauteur des espérances, les annonces, surtout en interne, se bornent de plus en plus souvent à des constats suivis de recommandations stériles.

Rares sont les grands projets complexes qui se déroulent dans les conditions idéales envisagées au départ et qui respectent jusqu’au bout les budgets alloués : je n’en connais aucun qui, au cours des deux dernières décennies, se soit terminé "dans le vert". J’en ai maintes fois donné les raisons dans ce blog, que j’avais déjà mentionnées dans mon tout premier billet publié sur L’Usine Nouvelle en juillet 2017 "La chaîne du mensonge et la perte de la notion du temps dans les entreprises". Comme ces raisons n’ont pas changé, et ne semblent pas près d’évoluer, il faut s’attendre à ce que les grands projets complexes continuent de dériver en termes de calendrier et donc de coût.

Il serait logique que ces dérives fassent l’objet d’analyses objectives pour en identifier l’origine de façon à les contenir dans le futur. L’expérience montre qu’au contraire la présentation aux employés de mauvais résultats financiers s’accompagne désormais de jérémiades suivies de conseils du type "surveillez vos dépenses", "contrôlez vos activités", "ne surperformez pas", ou enfin le sempiternel "il faut faire des efforts", qui s’apparente au fameux "faire plus avec moins", toujours prégnant même si le slogan n’est plus officiellement prononcé, la mode des terminologies ayant une durée de deux à trois ans. Il est vrai que les ingénieurs sont bien connus pour ne pas surveiller leurs dépenses (puisqu’ils ne s’occupent que de technique), ne pas contrôler leurs activités (puisqu’ils explosent sans vergogne leurs allocations de tâches), surperformer en permanence (puisqu’ils font une Rolls quand on leur demande une 2CV, suivant l’adage aussi connu que rebattu). J’avais dénoncé cette culpabilisation devenue de plus en plus systématique dans un billet de ce bloc paru en mai 2021 "Ingénieur ? Présumé coupable !".

Mais que valent ces recommandations si les causes des dépassements budgétaires ne sont pas analysées ? Au-delà du constat, le vide.
Le problème n’est pas mieux résolu quand la direction fait appel à des consultants qui eux aussi se contentent de constater et n’apportent comme élément d’analyse que l’économie à réaliser pour que le programme sur lequel on les fait "plancher" ne finisse pas dans le rouge, mais sans définir comment atteindre ce qui n’est in fine qu’un vœu pieux. Marie-Anne Dujarier, dans son livre "Le management désincarné", avait mis en lumière les limites de ces consultants arc-boutés sur leurs "modèles".

Pour résumer : On confond objectifs et stratégie. Ce n’est pas récent, surtout en France où le management dit supérieur n’est pas réputé pour sa capacité à décider, ce que j’avais évoqué dans un billet de ce blog paru en janvier 2020 "La paralysie décisionnelle des dirigeants". Car qui dit "stratégie" dit "prise de décision". J’ai par contre acquis la conviction que le problème s’est aggravé au cours de ces dernières années, du fait de la profusion d’outils numériques dont nous disposons aujourd’hui, non seulement en technique, mais aussi en programmatique et en comptabilité, et qui permettent de "traquer" les dépenses et investissements jusqu’au dernier euro. Mais les esprits encombrés de chiffres tous azimuts finissent par oublier que précision ne veut pas dire exactitude, sujet que j’avais traité dans un autre billet paru en septembre 2019 "La précision illusoire des chiffres dans les devis complexes". Le chiffre devient obsessionnel, ce qu’il représente devient accessoire et de plus en plus passé sous silence.

Il s’ensuit que notre capacité d’analyse des causes de nos difficultés s’émousse et que la réflexion cède le pas à la contemplation béate et passive de tableaux de chiffres illustrant des critères financiers pour la plupart abscons et réservés aux initiés de la finance, comme ROI, IFO, NOI, EBIT, et qui conduit à se poser la question "L’espace va-t-il encore faire rêver les ingénieurs ?", titre d’un autre billet de ce blog paru en avril 2021 (la question est loin d’être propre au spatial).

Je ne conteste pas l’utilité de données quantifiées (et de préférence, je le répète, plus exactes que trop précises) avant toute analyse objective : mais s’arrêter au simple constat ne mène à rien, sinon à des lapalissades et des frustrations. Il est vrai que la recherche des causes profondes des dérives financières mène, la plupart du temps, à deux constantes : le sous-dimensionnement chronique des budgets et des plannings, et les dysfonctionnements organisationnels, thèmes que le "top level management" est réticent à traiter de façon impartiale ("Touche pas à mon organisation !"). On privilégie ainsi une attitude passive de constat aux dépens d’une attitude active d’analyse objective.

La conséquence est qu’on renvoie la balle aux exécutants, en y rajoutant un petit "coup de pression" (pas toujours petit, d’ailleurs). Il est vrai qu’il est facile de tirer sur le pianiste, mais on lui demande en plus de changer de piano alors que c’est son tabouret qui est bancal.


 

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