La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

La tenue du planning des projets complexes : illusions perdues ?

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La tenue du planning des projets complexes : illusions perdues ?
© Nasa

La tenue du planning à tout prix reste décidément bien ancrée dans la gestion des grands projets, ce qui amène certaines agences à des professions de foi pour le moins discutables (quand elles ne sont pas contradictoires).

Le succès du JWST pousse la Nasa à se lancer dans trois autres grands télescopes pour 2050, dont le fonctionnement coordonné permettrait des avancées considérables dans la détection de planètes extrasolaires habitables, et donc pouvant abriter une ou des formes de vie. L’un des trois, l’Observatoire des mondes habités, sera sans nul doute l’un des plus importants (et des plus complexes) de notre siècle.

Dans ce cadre, Mark Clampin, directeur du département astrophysique de la Nasa, vient d’émettre les six principes de cet observatoire (j’ai choisi de les citer tels quels en anglais, mais je les développe en français ; j’ai mis mes remarques entre parenthèses) :
1 - Build to Schedule : Fixer une date de tir et la considérer comme l’une des exigences majeures (niveau 1) au même titre que les exigences scientifiques. (J’y reviens plus loin. On peut supposer que la première place allouée à ce principe lui confère un rôle "dominant").
2 - Evolve Technology : Faire évoluer les technologies existantes et limiter les investissements dans les toutes nouvelles technologies (Evidemment !...).
3 - Next-Generation Rockets : Tirer profit des derniers grands lanceurs comme Starship et SLS pour décontraindre la masse et le volume (Le JWST étant rentré "au chausse-pied" dans Ariane 5, on voit mal comment on pourrait lancer ce futur télescope autrement que sur un lanceur géant).
4 - Planned Servicing : Assurer la maintenance par des robots en L2 [1] (On en est à peine aux balbutiements de la robotique spatiale en termes de logistique sur orbite… Bonjour le planning !).
5 - Robust Margins : Disposer de marges techniques et scientifiques confortables (Facile à dire ! J’avais évoqué ce problème dans un billet paru en janvier 2020 La gestion des marges dans les projets complexes : un exercice délicat).
6 - Mature Technologies First : Faire arriver à complète maturité les nouvelles technologies nécessaires avant de lancer le développement du télescope (Sage précaution, mais qui contredit en partie les deux premiers principes).

Les principes 2, 3, 5 et 6 confinent à des lapalissades, le 4° relève du vœu pieu, le 4° et le 6° violant le 1°, celui du sacro-saint planning. Le planning, toujours lui !

J’ai souvent dénoncé dans ce blog l’obsession de la tenue du planning, et mis en évidence dans deux billets l’importance de laisser le bon sens prévaloir (La fin de la soumission au dieu planning ? paru en septembre 2018, et Le sans-faute du James Webb Space Telescope : quelles leçons en tirer ? paru en août 2022). Il ne s’agit pas de laisser "filer" le planning inconsidérément, mais juste d’admettre que parfois les choses peuvent prendre plus de temps que prévu, surtout dans des projets aussi complexes que le JWST et ses successeurs. Beaucoup trop de managers oublient que la durée de développement d’un satellite ne se décrète pas : il est une conséquence des diverses étapes de ce développement, de la conception à la mise sur orbite. On peut certe définir une date de besoin, mais, surtout en termes de science, qu’on le veuille ou non, les performances priment sur la date de mise en service (et c’est bien ce qui, in fine, a conduit aux prouesses du JWST). Lorsque les premières difficultés, inhérentes à tout programme complexe, apparaîtront sur l’Observatoire des Mondes Habités, on verra jusqu’où Mark Clampin acceptera de baisser le niveau de spécifications de la mission pour tenir le planning. Rendez-vous dans 10 ans.

Le plus étonnant est que les donneurs d’ordre peuvent d’un côté imposer des règles dont certaines s’apparentent à de véritables diktats, et d’un autre côté tomber dans des abîmes de naïveté confondante. La start-up américaine Plasmos vient de révéler son plan de transport orbital qui lui permettra (selon elle), grâce à son système de propulsion novateur (à la fois chimique et électrique), de transporter des charges utiles jusqu’à des altitudes de 1 400 km, de fabriquer des pièces et mener des services en orbite, d’enlever des débris spatiaux, et même d’assurer des rentrées sur Terre de satellites dans un carré d’1 km² de côté. Une première démonstration technologique est prévue dès 2024. Magnifique, n'est-ce pas ? A tel point que le Pentagone a manifesté son intérêt pour Plasmos, en particulier pour sa propulsion miraculeuse. Un petit bémol tout de même qui semble avoir échappé à la supposée perspicacité des militaires US : la start-up en question comptait 4 personnes en juillet 2022 (dont 3 dirigeants). Le buzz est toujours aussi efficace, apparemment.

J’ignore si la numérisation, pourfendue régulièrement dans ce blog, est à l’origine d’attitudes aussi binaires qu’opposées, mais elles convergent au moins sur un point : les désillusions à venir, suite aux illusions d’avenir…

[1] Le point de Lagrange où la plupart des grands satellites scientifiques, dont le JWST, sont ou seront localisés

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