La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

La technologie nous rendrait-t-elle immatures ?

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La technologie nous rendrait-t-elle immatures ?
© David von Diemar/Unsplash

Il est indéniable que la plupart des progrès technologiques sont devenus indispensables dans tous les secteurs de notre vie quotidienne. Certains pourtant laissent planer des doutes…

J’ai déjà évoqué dans certains billets de ce blog l’impossibilité pour l’humain d’ignorer le progrès (car il est difficile d’oublier ce qu'on a appris), à part de rares exceptions : dans l’Antiquité, les Grecs auraient découvert le principe de la machine à vapeur, mais ne l’aurait pas exploité, préférant l’humanisme au progrès technique. On ne peut pas refaire l’Histoire, mais il serait intéressant d’imaginer ce que seraient devenues nos sociétés si les Grecs avaient été aussi férus de gadgets technologiques que notre monde actuel… (quoiqu’encore, pour le célèbre auteur de science-fiction Isaac Azimov, l’Histoire serait comparable à un pendule qui revient toujours à sa période initiale au bout d’un "certain temps", quelle que soit la perturbation qui l’affecte).

En tant qu’ingénieur, je ne peux évidemment pas dénigrer le progrès. Mais je ne peux pas non plus ne pas me poser de questions sur les conséquences de certaines avancées : un événement récent révèle une dérive qui en dit long sur l’immaturité croissante de notre société.

Tesla vient de modifier le logiciel de ses véhicules pour désactiver, lorsque ceux-ci sont en marche, les jeux vidéo accessibles sur la console centrale ; cette fonctionnalité ludique des modèles 3, S, X and Y, activable autrefois seulement en mode parking, était disponible depuis un an également pendant la conduite. Il a fallu l’intervention de la NHTSA (National Highway Traffic Safety Administration, agence fédérale américaine en charge de la sécurité routière) pour mettre le holà à ce qui saute aux yeux comme une aberration : d’après la NHTSA, plus de 3 000 accidents routiers aux USA ont été mortels, et Tesla a donc reconnu que le Passenger Play pouvait en effet "distraire" le conducteur et causer des accidents. Dans ce cas, difficile de dire qui est le plus immature : les ingénieurs de Tesla qui ont permis au logiciel d’être actif en mode conduite, ou les conducteurs capables de ne plus regarder la route ?

On comprend mieux pourquoi la Chine exerce une telle pression sur ses industriels de la high-tech pour qu’ils se focalisent non plus sur les jeux vidéo, même s’ils sont générateurs de revenus confortables, mais sur les développements à haute valeur ajoutée : la volonté d’hégémonie économique de la Chine peut avoir des accents de bon sens face à la décérébration bien engagée de nos sociétés occidentales qui avait fait l’objet d’un billet de ce blog en mai 2021 (Le chemin long, mais sûr, vers la décérébration).

Reste à savoir si cette position sera pérenne, les algorithmes des jeux vidéo, qui recourent de plus en plus à l’intelligence artificielle, constituant des briques de base pour des logiciels industriels sophistiqués, dont ceux utilisés pour la (future ?) guerre dans l’espace. En attendant, l’Occident avance à pas de géant vers le metaverse qui restera le point d’orgue de cette lobotomisation numérique. Dans un billet de ce blog paru en novembre 2019 (La fascination pour l'absurde : un mal incurable ?), j’avais sous-estimé l’ampleur des dégâts à venir : car si l’absurde peut revêtir un côté logique, il en va autrement de l’immaturité. Les Romains, devenus esclaves du pain et des jeux, n’ont pas résisté longtemps aux hordes barbares…

Il y a quelque chose d’inquiétant dans cette course à la technologie qui oblitère de plus en plus la part de l’humain : elle lui facilite ses tâches, certes, mais elle en fait aussi un être de moins en moins capable de penser par lui-même (un exemple simple : que feront nos conducteurs de demain, incapables de lire une carte routière, lorsque leur GPS tombera en panne ?). Mais on peut trouver pire : les jeux de guerre auxquels se livrent depuis plusieurs mois les grandes puissances à coup de provocations permanentes n’augurent pas d’un avenir radieux pour la planète. Quand on confie des moyens de destruction massive à des humains redevenus de grands enfants, on peut tout imaginer et revoir sous un jour moins hilare le célèbre "Docteur Folamour" de Stanley Kubrick : le film débouche sur un conflit nucléaire causé par le lâcher sur une cible russe d’une bombe atomique chevauchée par un officier américain qui a "pété les plombs" et, fonçant vers le sol, hurle de joie en agitant son stetson. Un immature dans son genre, lui aussi. Le film date de près d’un demi-siècle et s’appuie sur le livre "120 minutes pour sauver le monde", de Peter George : un visionnaire ?

Les lecteurs de ce billet noteront que, par politesse, j’ai utilisé le terme "immature", mais ils devineront qu’un autre vocable eût été plus approprié, vocable qui me fait irrésistiblement conclure par cette fameuse phrase de Michel Audiard proférée dans le non moins fameux "Les Tontons flingueurs" : «Les c…, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît».

 

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