La gestion des projets complexes

Le blog de Rodolphe Krawczyk

La logique amnésique des plans de développement

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La logique amnésique des plans de développement

Dans tous les grands programmes, l’écriture du plan de développement est un exercice très important qui suscite des interrogations, mais elles n’ont pas toujours de réponse.

Le plan de développement d’un programme est l’ensemble des activités à mener, en termes de conception, de définition, de réalisation et d’essais, pour aboutir à la livraison d’un produit satisfaisant aux exigences de performances du client, dans le respect du budget et du calendrier fixés. Voilà pour la théorie.

Au début de ma carrière, lorsqu’on m’a demandé de rédiger le plan de développement du générateur solaire dont j’avais été nommé responsable quelques semaines plus tôt, je me suis retrouvé comme l’écrivain confronté à l’angoisse de la feuille blanche. J’avais bien consulté les plans de développement d’autres programmes, mais aucun ne cadrait vraiment avec la problématique de "mon" générateur solaire. J’ai alors eu la chance de bénéficier des conseils d’un spécialiste du domaine, que je n’ai pas manqué de consulter chaque fois que j’ai dû établir de nouveaux plans de développement (avant qu’il ne parte à la retraite).

Ce que j’ai appris de ces échanges tient en peu de mots : il n’existe pas de plan de développement "idéal", son établissement n’est pas une science exacte, et tout repose in fine sur le bon sens et l’expérience (ce côté humain de notre métier d’ingénieur de plus en plus oblitéré par l’évolution inéluctable de nos technologies et l’obsession de la numérisation, sujets souvent abordés dans ce blog).

Le plan de développement est en fait un Rubik’s Cube pouvant se présenter sous diverses formes, qui doivent toutes comporter :
la vérification de toutes performances demandées,
la levée de tous les risques techniques,
l’une des difficultés (et non des moindres) étant le choix de la méthode de démonstration des performances. Or, ce choix dépend justement de l’expérience et débouche fréquemment sur ce dilemme : analyse (quand on est sûr de soi) ou essai (quand on est moins sûr) ?

Les programmes spatiaux obéissent à cette logique, et l’expérience des grands industriels du secteur, datant des années 70, est telle que les plans de développement peuvent en profiter. Ce qui est à la fois positif, car on se pose moins de questions qu’il y a 40 ans, mais aussi négatif en ce sens qu’on a parfois tendance à oublier les raisons d’être de certaines activités, en particulier des essais (qui coûtent généralement assez cher dans le spatial). Cet oubli est semblable à celui de l’origine de certaines normes que j’avais évoqué dans un billet de ce blog paru en octobre 2021 "De l’utilité des normes… lorsqu’elles sont justifiées".

J’illustrerai cette problématique par l’essai de vibrations, étape-clé de tout développement de satellite (du fait de l’environnement mécanique sévère infligé par le lanceur avant la mise en orbite). Après plusieurs décennies d’expérience de structures (la plupart à base de panneaux sandwich offrant un bon compromis masse/rigidité), pour lesquelles on dispose des résultats de centaines d’analyses mécaniques issues de modèles détaillés, pourquoi continuer à tester les structures d’un nouveau satellite ? (la question ne se pose évidemment pas pour des satellites de configuration aussi "exotique" que le JWST). Il existe plusieurs réponses, toutes correspondant à un risque plus "ressenti" que réel, donc rarement identifié dans le recensement des risques mené dans le cadre de tout programme spatial :
- Pour "corréler" le modèle mécanique à partir des données d’essai, donc en fait parce qu’on n’est pas sûr que nos calculs soient justes : mais c’est un peu étonnant après un demi-siècle d’analyses et d’essais.
- Parce que le client le demande toujours : certes, mais un bon argumentaire peut convaincre un client réticent (surtout avec une baisse de coût associée).
- Pour vérifier qu’il n’y a pas eu un défaut lors de l’assemblage de la structure : mais les contrôles qualité habituellement poussés lors de cette opération ne suffisent-ils pas à garantir l’intégrité de la structure ?
- Et bien sûr : parce qu’on a toujours fait comme ça…

J’ai récemment discuté avec les élèves d’une école d’ingénieurs impliqués dans le développement d’un nanosatellite, qui considèrent que l’essai de vibrations prévu répond à la levée d’un risque : ce lien entre essai et risque est justifié dans leur cas, puisqu’ils débutent dans le spatial. Les grands industriels expérimentés du spatial devraient également faire ce lien : quand ils le font, il arrive que dans certains cas, l’essai de vibrations peut être supprimé.

On s’aperçoit que chaque étape du plan du développement, et notamment les essais, devrait faire l’objet, sinon d’une remise en cause, du moins de l’investigation du risque associé au besoin de cette étape. Mais le travail dans l’urgence que crée la pression du planning rend la plupart du temps difficile cette prise de distance, et conduit à s’appuyer naturellement sur les acquis du passé (lesquels sont, il faut le reconnaître, en grande partie positifs). Cette (petite) amnésie génère tout de même un nouveau risque : celui de l’émergence d’un "outsider" prêt à bousculer des règles supposées gravées dans le marbre (par exemple un certain Elon Musk).

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