Depuis une vingtaine d'années, le planning est devenu l'outil primordial de gestion des projets complexes. Est-ce bien raisonnable?... Et le restera-t-il?...
Lorsque j'ai commencé à travailler dans le monde du spatial à la fin des années 70, on me citait en exemple le responsable des satellites Meteosat qui avait su maîtriser le coût du programme en le pilotant (presque) exclusivement par le planning: pour lui, tenir le planning, c'était éviter les dérives financières. Et c'est vrai: le temps c'est de l'argent, c'est bien connu; et dans un grand programme où la plupart des équipes sont la plupart du temps mobilisées à 100%, allonger la durée d'un programme, souvent pour rajouter un essai non prévu, c'est, en plus du coût de l'essai lui-même, le coût des équipes pendant la durée supplémentaire du programme…
Quelques années après, alors que cette tendance du "planning à tout prix" (si l'on peut dire) se généralisait, un responsable de la planification aimait bien expliquer: "Quand on chef de projet ne m'annonce pas de retard, c'est que les gens n'ont pas commencé à travailler"… On était donc bien entré dans cette ère du dieu planning dont toutes les parties prenantes sont conscientes qu'il est, dans les projets complexes, presque toujours illusoire (les raisons de cette "illusion" sont détaillées dans mon article publié en août 2017 dans une Tribune de l'Usine Nouvelle: La chaîne du mensonge et la perte de la notion du temps dans les entreprises).
Remarquons que cette soumission au planning est plus ou moins marquée suivant les cultures:
• Tout d'abord, ce que nous appelons planning est en fait le calendrier, le "schedule" des Anglo-Saxons, pour qui "planning" désigne la planification (la nuance n'est pas anodine).
• Par ailleurs, à l'opposé de notre cartésianisme arrogant qui nous pousse à nous croire "plus forts que les autres", on peut citer les Italiens, incapables de piloter un projet par le planning… Le chef de projet d'un instrument spatial (très ambitieux et très complexe) développé en Italie avait déclaré à notre chef de projet (pour le satellite sur lequel cet instrument serait monté): On te donne le planning parce que tu nous le demandes, mais le planning, il sera ce qu'il sera…. Cet instrument vole actuellement sur deux satellites et fonctionne parfaitement: pour les Italiens, l'instrument devait D'ABORD marcher, quant au reste…
• Alors que de notre côté, nous avions une personne à temps plein chargée de travailler sur le planning, éminemment fluctuant… Elle a passé des années à élaborer, avec le chef de projet, les scénarios permettant de rattraper au moins en partie les retards régulièrement annoncés par les équipementiers: montage d'un équipement "maquette" à la place du modèle de vol pour au moins "débugger" la chaîne fonctionnelle, interversion de séquences d'essai, réduction voire suppression de certaines séquences (avec des risques à la clé, cf ci-dessous l'exemple du premier grand télescope spatial américain…). Cet exercice coûteux nous a certes permis de garder la "tête hors de l'eau" des affres du calendrier et de réduire les retards au niveau satellite… mais aussi au prix d'essais supplémentaires. Difficile d'en tirer un bilan objectif…
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Jusqu'où peut-on aller dans cette approche? Je crois que la meilleure leçon vient de nous être donnée par la NASA, dont on a appris la semaine dernière que le James Webb Space Telescope (JWST), programme phare de la science américaine et l'un des plus complexes (il comporte entre autres un pare-soleil déployable en orbite de la taille... d'un terrain de tennis!) accuserait encore un an de retard (on arrive à près de 10 ans), suite à des anomalies révélées lors des derniers essais (notamment des éléments de maintien des immenses feuilles du pare-soleil retrouvés au fond de la chambre acoustique après le test…). En tant que programme phare, le JWST n'a justement pas droit à l'erreur: certes, la "note" pour le contribuable américain avoisine maintenant les 10 Md$... mais les responsables, malgré la pression budgétaire (et donc planning) à laquelle ils sont soumis, ont décidé de continuer sur la voie de la "sécurisation" et de faire tous les essais possibles pour minimiser les risques d'échec de la mission.
Nul doute que l'expérience du prédécesseur du JWST, le Hubble Space Telescope (HST), est restée dans la mémoire des équipes: pour limiter la dérive budgétaire (et sûrement aussi réduire le retard planning), il avait été décidé de ne pas effectuer de test complet de toute la chaîne fonctionnelle ("end-to-end test" dans notre jargon)… test qui aurait mis en évidence que c'était bien le télescope et non pas le moyen d'essai qui était à l'origine d'une dégradation de performance optique révélée lors d'un essai précédent de moindre ampleur et attribuée à ce dernier, la qualité optique des miroirs du télescope étant telle que celui-ci ne pouvait être mis cause… On connaît la suite: une mission dédiée de la Navette Spatiale a "réparé" le télescope en lui montant un dispositif optique correcteur du défaut…. Inutile de comparer, vis-à-vis de la mission, les conséquences calendaires et financières de cette réparation par rapport à l'essai "end-to-end". Il est donc clair que la décision de la NASA pour le JWST, même si elle ne permet pas de garantir à 100% le succès de la mission (le risque 0 n'existe pas, a fortiori dans le spatial) est la bonne approche: un échec du JWST conduirait à la disparition de tous les grands projets spatiaux mondiaux pendant une génération, réaction qui serait compréhensible même si elle ne serait pas totalement rationnelle… Pour le JWST, contrairement au HST, il a été décidé que la technique prévaudrait sur le planning…
L'attention (et donc la tension?) du planning est-elle en passe de perdre sa prééminence? L'avenir nous le dira… Mais cette décision de la NASA, en pleine époque de (pseudo)contrôle des coûts et des délais, devrait faire date…