Notre société ne supporte plus la notion de hasard : tout est (ou doit être) quantifié, donc «déterminable». Les déconvenues sont à la hauteur de cette ambition stérile.
En février dernier, un article du magazine allemand Der Spiegel intitulé : « Comment étudie-t-on le hasard ? » rapportait une interview de Christian Busch, professeur d’économie à l’Université de New York, qui a fait de l’étude du hasard sa spécialité. Il considère que le hasard joue un rôle très important dans notre vie et que les managers qui réussissent sont ceux qui savent gérer les événements inattendus, lesquels sont source d’innovations. J’avais à ce propos souligné l’importance du hasard dans les projets complexes dans un billet de ce blog paru en mai 2020 «Le hasard et sa nécessité». J’éprouve néanmoins quelque difficulté à imaginer qu’on puisse quantifier le hasard, malgré les tendances actuelles des gourous de la numérisation, et accessoirement de l’Intelligence Artificielle (IA).
Selon Wikipédia :
• « Le déterminisme est une théorie philosophique selon laquelle chaque événement, en vertu du principe de causalité, est déterminé par les événements passés conformément aux lois de la nature ».
• D’après Poincaré « Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard ».
• Cette idée, connue sous le nom d’effet papillon, est à l’origine de la théorie mathématique du chaos, qui ne s’oppose pas au déterminisme, le contraire du chaos n’étant pas le déterminisme mais le prédictible : un système déterministe peut être imprédictible si ses paramètres sont inconnus ou imprécis.
• Pour Einstein, l'indéterminisme pouvait être levé en ayant accès à des variables cachées, d’où sa fameuse phrase « Dieu ne joue pas aux dés ». Et ne croyant pas au hasard, il avait déclaré : « La coïncidence est la voie de Dieu pour rester anonyme ».
Or, les progrès de la numérisation font désormais espérer aux apôtres d’un nouveau déterminisme que ces paramètres seront à terme de mieux en mieux connus, et de plus en plus précisément. On pourrait (enfin !) maîtriser ces «lois de la nature», car tout serait prédictible ? Il est permis d’en douter… :
• Dans un autre billet de ce blog paru en mai 2019 «Tout, tout, tout, vous saurez tout sur le… futur», je relatais les délires de scientifiques singapouriens et australiens créateurs d’une machine permettant de « voir tous les futurs possibles ». En quatre ans, il ne nous a pas été donné de voir beaucoup de futurs : les événements de la Covid-19 et de la guerre russo-ukrainienne ne devaient pas figurer dans les tablettes de ces scientifiques.
• Eric Schmidt, le chantre de l’immortalité lorsqu’il dirigeait Google, puis devenu l'interlocuteur privilégié entre le Pentagone et la Silicon Valley, a récemment déclaré que l’IA pourrait «blesser ou tuer=» des personnes dans un contexte de «risques existentiels». Beau retournement de veste sur les merveilles promises de l’IA !
Un petit encart de l’article du Spiegel pose l’éternelle question de l’apparition de la vie sur Terre : parmi les milliards de planètes de l’univers potentiellement habitables, la probabilité d’émergence de la vie «ailleurs» ne peut être infiniment nulle… alors pourquoi justement sur Terre ? un exemple flagrant de hasard ? A vrai dire, mathématiquement, le produit 0 x infini est indéterminé : une probabilité extrêmement faible multipliée par un nombre gigantesque peut aboutir à une valeur non nulle. Et la vie existe (ou a existé, ou va exister) peut-être sur de nombreuses autres planètes sous des formes différentes de celles que nous connaissons.
Ce tropisme du déterminisme à tout crin affecte aussi le monde de l’ingénierie, comme je l’avais évoqué dans « La dictature du déterminisme dans les projets complexes », billet paru en octobre 2018. Les simulations et les modèles toujours plus sophistiqués, totalement indispensables dans les grands projets industriels, ont cependant ce fâcheux travers de faire croire à de plus en plus de monde que les performances et les résultats d’essai sont accessibles dès le début d’un projet avec une fiabilité inégalée : la réalité est tout autre, en particulier dans le spatial, avec les échecs de la capsule Starliner de Boeing, le premier tir du lanceur Firefly et le vol inaugural du Starship, baptisé «successful failure». Non, on ne peut pas toujours tout prévoir de A à Z… Et conquérir le hasard reviendrait en fait à l’éliminer.
Quand bien même on aurait donc, un jour que je souhaite le plus lointain possible, « conquis » le hasard, que nous restera-t-il alors de notre besoin de découverte, inhérent à l’espèce humaine ? Quelle envie aura-t-on de s’intéresser à ce que l’on saura déjà ? Un pas de plus vers la lobotomisation déjà bien amorcée avec la numérisation et l’IA ? A force de vouloir aider l’humain à planifier, à prévoir, à calculer, à réfléchir, à imaginer, on le conduira à ne plus penser du tout, première étape vers sa disparition.