Après bien des péripéties, le James Webb Space Telescope (JWST) devrait pouvoir enfin être lancé. Sa contribution aux sciences de l’univers sera encore plus déterminante que celle de son fameux prédécesseur, le vénérable Hubble Space Telescope. Mais… que se passera-t-il si sa mission échoue ?
Avec un budget de plus de 10 milliards de dollars, multiplié par 12 par rapport aux prédictions initiales (sous-estimées à dessein : c’est le lot de tous les grands programmes, sujet que j’ai déjà traité dans ce blog) et près de 10 ans de retard, la date de tir du JWST par Ariane 5 a été fixée au 18 décembre prochain. Enfin !
Le JWST est un concentré de technologies, et donc de complexité :
- - miroir primaire segmenté de 6.5m de diamètre (2.4m pour Hubble), composé de 18 pétales hexagonaux répartis en trois groupes: un groupe central fixe et deux groupes latéraux repliés sous coiffe pendant le tir ;
- - miroir secondaire lui aussi replié sous coiffe au moyen d’un tripode articulé ;
- - pare-soleil de la taille d’un terrain de tennis, donc lui aussi replié sous coiffe ;
- - et de multiples dispositifs de déploiement annexes.
Tous ces dispositifs de déploiement reposent sur des mécanismes qui restent le cauchemar numéro 1 des concepteurs de satellites, car les lubrifiants couramment utilisés au sol sont interdits dans l’espace : dans le vide, ils dégazeraient et pollueraient les optiques. On emploie donc le plus souvent des lubrifiants « secs » mais dont on maîtrise mal les caractéristiques de frottement : tout mécanisme est donc ce qu’on appelle un point de panne unique, vocable qui résume à lui seul le problème.
Voici les principales étapes[1] de la mise à poste du JWST qui se dérouleront pendant toute la durée de son voyage (environ un mois) depuis l’orbite terrestre jusqu’au point de Lagrange L2 (à plus d’1 400 000 km de la Terre) où débuteront ses observations :
- - déploiement des panneaux solaires, puis de l’antenne, puis des radiateurs ;
- - déploiement du pare-soleil en plusieurs étapes : palette avant, puis arrière (les palettes contiennent les membranes de superisolation repliées) ; membranes arrière, puis avant ; poutres latérales ; enfin mise en tension des membranes ;
- - déploiement du miroir secondaire, et des deux groupes latéraux du miroir primaire.
Des opérations critiques
Beaucoup de ces opérations sont classiques sur les satellites, et chaque mécanisme est somme toute assez simple. Mais, on l’a compris, c’est leur nombre qui ne peut qu’inquiéter « l’homme de l’art ». Car si le déploiement incomplet de certains mécanismes (panneau solaire ou radiateur par exemple) peut se traduire par une simple dégradation de la mission, il en va tout autrement pour les miroirs ou le pare-soleil, celui-ci étant de loin l’élément le plus compliqué et donc le plus critique de la mission, à tel point qu’il y a quelques années, la NASA avait envisagé de le déployer en orbite basse pour qu’un astronaute de la Station Spatiale Internationale vienne si besoin l’« aider » manuellement (idée très vite abandonnée pour des raisons aisément compréhensibles quand on regarde la vidéo du déploiement). Le Hubble avait été conçu pour être réparable et remis à niveau périodiquement, il était donc en orbite basse. Mais les missions astronomiques étant de plus ambitieuses, elles ne peuvent fonctionner qu’aux points de Lagrange (positionnement relativement stable, minimisation de la lumière parasite de la Terre, etc) : et c’est bien leur problème, car une fois parties vers leur destination, c’est un peu « marche ou crève ».

L'avenir de l'exobiologie
Ayant fait toute ma carrière dans le spatial, je ne peux que souhaiter ardemment le succès de cette mission phare de la NASA. Mais, sans jouer les Cassandre, devant une telle complexité, on ne peut exclure un échec partiel, voire total, le risque zéro n’existant pas. Or, plus que l’échec lui-même, ses conséquences seraient terribles : car plus aucune nation spatiale n’oserait lancer de projet astronomique aussi ambitieux pendant au moins une décennie, ce qui est à la fois humainement compréhensible mais techniquement et scientifiquement contre-productif, voire suicidaire. Le premier futur programme à en pâtir serait le Large Ultraviolet/Optical/Infrared Surveyor, un satellite d’architecture similaire au JWST (avec un miroir primaire de 15m et un pare-soleil 6 fois plus grand !), ainsi que tous les programmes de détection d’exoplanètes basés sur la coronographie ou l’interférométrie, dont l’architecture serait différente, mais au moins aussi complexe que celle du JWST. A l’heure où l’astronomie et l’exobiologie progressent à grands pas, ce coup d’arrêt aux sciences de l’univers serait catastrophique. On peut arguer que dans le spatial, les télécommunications et l’observation de la Terre continueraient de faire progresser l’humanité : mais celle-ci a aussi besoin de « rêver » (qui n’est pas resté littéralement cloué devant certaines images du cosmos prises par Hubble ?), surtout quand on sait que la détection de formes de vie dans l’espace (s’il en existe) n’est plus qu’une question d’années.
Gageons que la période de mi-décembre 2021 à mi-janvier 2022 sera un long « white-knuckle »[2] moment pour l’équipe du JWST qui, derrière ses PC, ne pourra que se répéter comme un mantra « Failure is not an option »…
[1] Je ne les ai pas toutes citées, ni mises dans l’ordre : une vidéo de la NASA détaille ce déploiement
[2] Expression d’une concision typiquement anglo-saxonne : les ingénieurs vont tellement serrer leurs doigts (et peut-être pas que leurs doigts…) pendant toute la mise à poste qu’ils en auront les jointures blanchies…