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Peut-on vraiment parler de biais "inconscients" pour expliquer les discriminations ?

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Peut-on vraiment parler de biais inconscients pour expliquer les discriminations ?
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Depuis plusieurs années, les biais inconscients sont volontiers invoqués dans les entreprises pour expliquer les discriminations au travail. Comme tout concept qui acquiert une certaine popularité, les biais inconscients sont définis par le grand public de multiples manières, parfois quelque peu approximatives... En tapant "biais inconscients" sur un moteur de recherche bien connu, vous accéderez à une diversité de définitions, telles que : «des croyances sociales inconscientes qui impactent favorablement ou défavorablement nos attitudes et nos actions à l’égard de certaines personnes» ou «des attitudes ou stéréotypes acquis qui résident dans notre subconscient et peuvent sans le vouloir influencer notre façon de penser ou d’agir» ou encore «des croyances et mécanismes de pensée qui agissent sur notre perception, notre jugement et nos opinions».

Comme on peut le constater dans ces trois définitions prises au hasard, toutes trois utilisent des termes différents pour définir un même concept. Si la diversité des termes de "croyances sociales", "mécanismes de pensée", d’"attitudes" et de "stéréotypes" pour qualifier un même phénomène sont très discutables, notre intérêt porte ici sur les aspects inconscients de ces biais : parfois on parle de croyances "inconscientes", parfois de "subconscient", et une autre fois, on n’en parle pas du tout.

Que faut-il en déduire… Les biais inconscients sont-ils vraiment "inconscients" ?

Au démarrage des recherches sur les discriminations

Pour mieux comprendre le concept, il nous faut se projeter dans les années 70, période à laquelle les chercheur·e·s spécialistes des cognitions sociales ont commencé à s’intéresser activement à la question des discriminations pour en comprendre les ressorts. À cette époque, la majorité des études portait sur les discriminations dites "intentionnelles", c’est-à-dire dont l’intention de l’émetteur·rice est très clairement de blesser ou de rabaisser l’autre du fait de son appartenance à un groupe social [1]. Par exemple, c’est le fait de ne pas recruter une personne en situation du handicap et de lui dire explicitement qu’elle n’est pas recrutée pour cela. Mais au fur et à mesure d’une plus grande compréhension des discriminations intentionnelles et de l’évolution des lois et normes sociétales d’anti-discrimination, les chercheur·e·s ont constaté une diminution des discriminations intentionnelles au profit d’une forme bien plus subtile qu’auparavant. Puisqu’il n’est plus accepté de dire qu’on ne recrute pas une personne du fait de son handicap, les individus vont masquer leurs intentions délétères en expliquant que la personne n’a pas les compétences pour le poste.

A partir des années 2000, les recherches sur les discriminations intentionnelles ont ainsi drastiquement diminué au profit des recherches sur les discriminations subtiles. Mais ce type de discrimination est bien plus difficile et coûteuse à reproduire en laboratoire que les discriminations intentionnelles. Il fallait, en autre, réussir à cacher l’objet de la recherche - sur les discriminations - au risque que les participant·e·s ne modifie leurs réponses discriminatoires pour se montrer sous un jour socialement acceptable, mais aussi trouver la bonne mesure qui allait révéler une discrimination subtile. Au regard de cette complexité, les chercheur·e·s se sont attelé·e·s à développer des mesures qui seraient des proxys de ces discriminations subtiles. C’est là qu’est née, en 1998, la tâche d’association implicite (IAT) développée par Anthony Greenwald et son équipe de l’université de Washington [2]. Cette tâche, aujourd’hui très utilisée dans les formations pour faire prendre conscience de ses propres biais, vise à mesurer les cognitions implicites des individus vis-vis de différentes catégories. En mesurant la force d’association entre deux concepts cibles (par exemple, les blancs vs les noirs) et deux attributs (par exemple, positif vs négatif), on pouvait alors voir combien les individus étaient biaisés en faveur des blancs ou des noirs, des femmes ou des hommes, etc., et cela sans qu’il/elle ne puisse réellement contrôler leurs réponses. Grâce à ce test, on pouvait alors révéler l’invisible, révéler la nature cachée des individus, révéler les biais dont les individus étaient inconscients eux/elles-mêmes…

Pourquoi les chercheur·e·s n’utilisent-il/elle·s pas le terme d’inconscient ?

Vous l’aurez peut-être remarqué, mais c’est bien le terme "implicite" (et non le terme "inconscient") qui est utilisé par les chercheur·e·s spécialistes de la question. Bien qu’il soit également très discuté, entre expert·e·s [3], ce terme renvoie généralement à la manière de mesurer les biais, c’est-à-dire de manière indirecte, détournée, par opposition à des mesures plus directes, qui demande explicitement au participant·e leur opinion. Le terme d’inconscient quant à lui pose problème sur plusieurs points.

Tout d’abord, ce terme est souvent confondu avec le terme d’"automatique". L’automaticité renvoie principalement à 4 caractéristiques : le fait que le phénomène soit inconscient, qu’il soit peu coûteux en termes de ressources, qu’il soit non intentionnel et qu’il soit incontrôlable [4]. La dimension (in)conscience n’est donc qu’une caractéristique parmi les autres, et chaque caractéristique n’est pas toujours liée l’une à l’autre. Les biais peuvent se déclencher de manière involontaire, sans pour autant être inconscients. Par exemple, un·e plombier·ère va arriver chez vous pour installer votre salle de bain et vous vous attendez spontanément à voir un homme. Au bureau, vous rencontrez un·e collègue du département voisin et avant même de le/la connaître, vous avez un a priori spontané qu’il/elle doit être aussi incompétent·e que ses collègues du même département. Vous pouvez donc être conscient·e du contenu de ces pensées, alors même que ces biais se sont déclenchés de manière involontaire.

Ensuite, au travers de ces exemples, on comprend combien il peut être difficile de faire la distinction entre le déclenchement de ces biais (je m’attends à voir un homme en tant que plombier) et leur manifestation (je manifeste ma surprise par l’expression de mon visage ou je fais une remarque en ce sens). Pourtant, cette distinction est importante à faire. Si les biais se déclenchent de manière involontaire, cela n’implique pas nécessairement qu’il n’est pas possible de dévier leur influence sur nos jugements et nos comportements. Reprenons nos exemples ci-dessus. Votre plombier·ère sonne à la porte et vous constatez que c’est une femme. Malgré votre surprise, vous décidez de ne pas la montrer et de faire comme si de rien n’était parce que vous ne souhaitez pas mettre mal à l’aise votre plombière. Votre motivation à contrôler vos biais vous a donc poussé à ne pas laisser le biais s’exprimer dans votre comportement et ainsi ne pas risquer de contrarier votre plombière [5]. De la même manière, malgré votre a priori négatif sur votre collègue du département voisin, vous êtes vigilant·e à ne pas dénigrer d’emblée ses propos, car vous êtes conscient·e que vos stéréotypes sur les collègues du département voisin ne sont peut-être pas applicables à ce collègue précisément. Le terme d’"inconscient" apparaît donc peu approprié puisqu’il laisse croire que les biais ne peuvent pas être conscientisés, et donc qu’ils agissent en permanence à notre insu sans que nous n’ayons aucun pouvoir d’action dessus, ce qui est faux. Bien sûr, il serait tout aussi erroné de dire que nous pouvons maîtriser l’ensemble de nos biais tant ils sont nombreux et intrinsèquement liés au fonctionnement naturel de l’humain, mais on le peut pour partie.

Interrogez-vous sur vos propres stéréotypes. Demandez-vous pourquoi vous n’interagissez jamais avec certains groupes, est-ce parce que vous avez des appréhensions ? Est-ce parce que vous avez des stéréotypes sur ces groupes ? Avoir conscience de ses propres stéréotypes permet d’éveiller une vigilance lors des interactions avec les personnes issues de ces groupes. Lorsque vous constatez que des stéréotypes s’activent, vous pouvez également imaginer en détail un contre-stéréotype (un membre du groupe qui s’oppose à votre représentation stéréotypée), ce qui permet de réduire l’influence des biais sur votre jugement [6]. Enfin, pour déconstruire vos stéréotypes, allez à la rencontre des membres issus de groupes sociaux différents du vôtre et essayez de mieux connaître ces personnes en tant qu’individus (plutôt qu’en tant que membres du groupe). De cette manière, vous déconstruirez vos propres stéréotypes sur ces groupes, réduirez vos appréhensions et faciliterez les prochaines interactions.

Plutôt qu’"inconscient", préférez "involontaire"

Il ne s’agit pas ici de dire que les biais ne peuvent jamais être "inconscients". Ils peuvent l’être, par exemple, lorsque nous n’en connaissons pas l’existence, lorsque nous sommes fatigué·e·s et que nous n’avons plus les ressources suffisantes pour y prêter attention ou lorsque nous manquons de temps. Mais l’aspect inconscient ne fait pas partie des caractéristiques intrinsèques de ces biais. Peut-être pourrions-nous parler, comme le proposent Patricia Devine et William Cox, deux chercheur·e·s de l’université du Wisconsin, de biais "involontaires" par opposition aux discriminations "intentionnelles" citées plus haut ? [7] Cela permettrait alors d’insister sur le fait que ces biais se déclenchent involontairement et se manifestent sans intention de blesser l’autre (même si, in fine, ils peuvent blesser et c’est pour cela qu’il est important d’agir dessus), ce qui véhiculerait un message plus orienté vers la réparation.

Enfin, attention de ne pas faire reposer toutes les discriminations en entreprise sur ces biais involontaires. Sous couvert de biais involontaires, certaines entreprises ou collaborateur·rice·s laissent perdurer des discriminations alors même que celles-ci sont clairement intentionnelles. Et c’est bien là toute la difficulté des discriminations subtiles, savoir identifier si elles sont émises intentionnellement ou pas.

Rédigé par Benoite Aubé, docteure en cognition sociale

Références :

[1] Greenwald, A. G., Dasgupta, N., Dovidio, J. F., Kang, J., Moss-Racusin, C. A., & Teachman, B. A. (2022). Implicit-bias remedies: Treating discriminatory bias as a public-health problem. Psychological Science in the Public Interest, 23(1), 7-40.

[2] Greenwald, A. G., McGhee, D. E., & Schwartz, J. L. (1998). Measuring individual differences in implicit cognition: the implicit association test. Journal of personality and social psychology, 74(6), 1464.

[3] Corneille, O., & Hütter, M. (2020). Implicit? What do you mean? A comprehensive review of the delusive implicitness construct in attitude research. Personality and Social Psychology Review, 24(3), 212-232.

[4] Moors, A. (2016). Automaticity: Componential, causal, and mechanistic explanations. Annual Review of Psychology, 67, 263-287. 10.1146/annurev-psych-122414-033550

[5] Dunton, B. C., & Fazio, R. H. (1997). An individual difference measure of motivation to control prejudiced reactions. Personality and Social Psychology Bulletin, 23(3), 316-326.

[6] Blair IV, Ma JE, & Lenton AP. (2001). Imagining stereotypes away: The moderation of implicit stereotypes through mental imagery. Journal of Personality and Social Psychology, 81:828– 841.10.1037/0022-3514.81.5.828

[7] Cox, W. T., Devine, P. G., Cox, W., & Devine, P. (2022). Changing implicit bias vs Empowering people to address the personal dilemma of unintentional bias. The Cambridge Handbook of Implicit Bias and Racism.

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