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Le dualisme raison/émotion : un fantasme?

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Le dualisme raison/émotion : un fantasme?
© Engin Akyurt - Pexels

Combien de fois avons-nous entendu qu'il était important de séparer nos émotions de notre raison, de prendre des décisions à tête reposée et de garder son sang-froid ? Pendant longtemps, une notion de dualisme entre les émotions et la raison prédominait sur notre façon de penser le monde. Pourtant, concevoir nos décisions comme dissociées de nos émotions est plus un fantasme qu’une réalité. Avec l'évolution de la recherche, il s'est avéré que nos émotions viennent souvent nourrir nos prises de décision quotidiennes alors il faut arrêter de les penser comme indépendantes.

Le cas de Damasio et du patient Elliot

Un exemple qui a fortement contribué à notre compréhension des mécanismes de prise de décision est l'étude du patient Elliot par le neurologue Damasio dans les années 80 et 90. Après avoir subi une opération pour enlever une tumeur au cerveau, Elliot a retrouvé des capacités cognitives intactes, mais il était incapable de prendre des décisions. Il se retrouvait paralysé face à ses tâches journalières, à la maison comme au travail, parce qu’il était incapable de faire des choix. Après plusieurs tests neuropsychologiques, il a été constaté qu'il ne réagissait plus devant des images fortes émotionnellement et avait perdu sa capacité à éprouver des émotions. Damasio a conclu que la faculté de raisonner d’Elliot était affectée par ce déficit émotionnel : les émotions ont donc un rôle primordial dans le raisonnement et la prise de décision, même lorsqu'il s'agit des décisions les plus mineures [1]. Cette étude a été suivie par d’autres qui ont confirmé que les patients qui ont des lésions au niveau du cortex préfrontal ventro-médian perdaient la capacité d’intégrer les émotions dans leur prise de décision et donc que le processus de prise de décision dépend des émotions [2].

La théorie de jeu et le jeu de l’ultimatum

D'autres preuves viennent de la théorie de jeu, notamment le jeu de l'ultimatum. Dans ce jeu, un joueur A reçoit une somme d’argent qu’il doit partager avec un joueur B. La consigne du jeu est la suivante : c’est le joueur A qui choisit la somme qu’il souhaite donner au joueur B, mais l’argent n’est débloqué que si le joueur B accepte la somme proposée. Si nous étions des êtres qui ne décident que sur la base de la seule logique, le joueur B accepterait toute somme proposée par le joueur A. En effet, la raison veut que n’importe quelle somme, aussi basse qu’elle soit, est mieux que 0. Or, lorsqu'une somme est jugée basse par le joueur B, elle est refusée pour plus de 50% des cas [3]. Cette expérience illustre le fait que notre raisonnement est influencé par des éléments contextuels ou subjectifs. Nos décisions sont en effet le fruit d’une analyse d’éléments factuels, mais sont également influencées par les normes sociales, nos valeurs, nos expériences passées ou opinions.

Les émotions dans la prise de décision

Au travail comme partout, notre journée est rythmée par un flux constant de prises de décision et de choix. Les décisions varient de décisions "simples", à faible conséquence (est-ce que je réponds à cet e-mail maintenant ?), ou à des décisions "complexes", à fortes conséquences (est-ce que je postule pour ce poste à plus fortes responsabilités ?). Sans que nous nous en rendions compte, nos décisions sont influencées par nos émotions, à différentes échelles.

Dans un grand nombre de cas, ceci est une bonne chose : par exemple, l’émotion prédomine lorsqu’il s’agit d’une décision rapide, comme une réponse à un danger immédiat, et nous permet de réagir à temps pour nous protéger [4]. Reconnaître les émotions des autres, typiquement lorsqu’un collègue est en détresse, peut nous pousser à proposer notre aide et à résoudre des conflits. Lorsqu'il s'agit d'une décision plus complexe nécessitant un temps de réflexion, l'émotion intervient, bien qu'elle ne domine pas forcément. Par exemple, notre anticipation du regret nous protège de prendre des décisions trop risquées. Les émotions incidentes ont également une grande influence sur nos prises de décision. Si un matin, nous nous réveillons de bonne humeur, les chances que nous prenions des décisions positives et optimistes sont plus élevées. Et inversement.

Reconnaître la place des émotions dans nos comportements quotidiens ne doit cependant pas nous empêcher de reconnaître que parfois, il est pertinent de contrôler l’influence de nos émotions sur notre jugement. Par exemple, dans les contextes d’évaluation de l’autre, comme les situations de recrutement, il est nécessaire que notre évaluation de l’autre repose sur des éléments objectifs et tangibles, et que notre réponse émotionnelle face à l’autre (imaginons que la/le candidat·e face à moi me rappelle un·e de mes proches). Pour cette raison, les outils d’évaluation qui vont favoriser une analyse systématisée des candidat·e·s, un déroulé contrôlé de l’entretien, permettent de diminuer l’impact de certains biais cognitifs [5].

Pendant longtemps, dans la société occidentale, nous avons pensé que pour bien exécuter une tâche, il suffisait d’un bon raisonnement. Or, comme nous l’avons discuté dans cet article, ce n’est pas toujours le cas. Pour bien faire un travail, pour bien effectuer une tâche, pour parvenir à trouver des solutions, il nous faut des incitations, des motivations, des émotions. Bien que "émotion" et "décision" ne puissent pas être dissociées, il faut faire attention à ce que les émotions ne soient pas la seule force motrice de nos décisions. Pour cela, il faut réussir à ne pas se sentir submergé·e par ses émotions et donc apprendre à les réguler, un sujet très important que nous avons abordé dans un précédent article.

Rédigé par Alia Afyouni, docteure en neurosciences cognitives

Références

[1] Damasio, A. R. (1994). Descartes' error and the future of human life. Scientific American, 271(4), 144-144.
[2] Bechara, A., Damasio, H., & Damasio, A. R. (2000). Emotion, decision making and the orbitofrontal cortex. Cerebral cortex, 10(3), 295-307
[3] Lee, D. (2008). Game theory and neural basis of social decision making. Nature Neuroscience, 11(4), 404–409.
[4] Adolphs, R. (2013). The biology of fear. Current Biology, 23(2), R79-R93
[5] Whysall, Z. (2018). Cognitive biases in recruitment, selection, and promotion: The risk of subconscious discrimination. Hidden inequalities in the workplace: A guide to the current challenges, issues and business solutions, 215-243.

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