« Seul·e on va plus vite, ensemble on va plus loin ». Cette phrase, souvent érigée en slogan par les fervent·e·s supporters du travail collaboratif, est utilisée afin de mettre en lumière la valeur ajoutée des interactions sociales dans l’atteinte d’un objectif. Dans le champ des sciences cognitives, ce slogan renvoie notamment au concept scientifique de l’intelligence collective, qui décrit que lorsque les membres d’une équipe de travail collaborent, ces dernier·e·s peuvent générer une intelligence nouvelle, qui émerge des interactions du groupe autour de la question ou du problème à résoudre [1].
L’intelligence collective, qu’est-ce que c’est ?
La particularité de l’intelligence collective, c’est qu’elle émane directement du groupe. En ce sens, l’intelligence collective ne correspond pas à la somme des intelligences des membres du groupe, ni à l’intelligence de l’individu le plus expert du groupe : c’est une intelligence nouvellement créée par les individus en interaction. De nombreuses études démontrent en effet que, face à une question dont la réponse est a priori inconnue des participant·e·s (comme le nombre d’ascenseurs de l’Empire State Building à New-York), plusieurs cerveaux peuvent parvenir à davantage de précision qu’un seul.
Une étude parue en 2018 observait par exemple que face à ce type de tâches, la performance cumulée de 1 400 personnes réfléchissant isolément était dépassée par la performance cumulée de 3 groupes de 5 personnes [2]. Lorsque les chercheur·se·s demandaient aux participant·e·s quelle était la stratégie utilisée dans leur groupe pour délibérer, il·elle·s ont mis en évidence que la stratégie qui permettait d’atteindre les meilleures performances était l’échange d’arguments et le fait de raisonner ensemble. L’intelligence collective repose ainsi sur la capacité d’un groupe à s’appuyer sur les forces de chacun·e pour atteindre un objectif.
Ensemble, on va toujours plus loin ?
Pour autant, nous avons tou·te·s en tête des situations de travail qui ne vérifient pas nécessairement le fait qu’ensemble, on va plus loin. En effet, il serait erroné d’affirmer que toute interaction de groupe produit de l’intelligence collective car pour émerger, l’intelligence collective requiert certaines règles.
Tout d’abord, l’intelligence collective reposerait sur deux piliers fondamentaux qui sont le partage équilibré de la communication au sein du groupe, et la sensibilité sociale des membres du groupe envers les autres [3]. Un groupe dans lequel chacun·e peut contribuer à la prise de décision, et où les membres sont sensibles aux signaux sociaux verbaux (ce qui est dit) et non-verbaux (ce qui est exprimé par le visage, la posture, les gestes) envoyés par les autres, bénéficie de conditions propices à l’émergence de l’intelligence collective.
Plus largement, un groupe dont les membres ressentent un sentiment de « sécurité psychologique », c’est-à-dire dans lequel chacun·e a le sentiment de pouvoir partager son opinion librement, de pouvoir faire des erreurs sans que cela soit retenu contre lui·elle, de pouvoir recevoir de l’aide ou encore de se sentir valorisé·e, est un groupe qui va faciliter l’expression des idées dans leur diversité. Et c’est un enjeu clé pour l’intelligence collective !
Quels leviers à l’intelligence collective ?
Un groupe qui cherche à résoudre un problème ou une question peut être confronté à différents écueils : une polarisation rapide sur une idée sans prendre le temps d’explorer les autres possibilités, des membres du groupe qui se rangent automatiquement à l’avis des premiers qui s’expriment (ou a fortiori du leader du groupe), voire des membres qui ne s’impliquent pas et ne s’expriment pas [4].
Différentes pratiques et leviers apparaissent alors judicieux pour favoriser l’émergence de l’intelligence collective. Tout d’abord, il est nécessaire de prêter attention à la composition du groupe : lorsque les membres du groupe sont similaires dans leurs profils ou leurs expériences passées, le risque de polarisation rapide est augmenté. En effet, la similarité entre les individus et leurs expériences passées rend leurs décisions plus corrélées les unes aux autres et augmente le risque de se focaliser rapidement sur une idée précise, sans réellement explorer l’éventail des possibles. En revanche, lorsque les membres du groupe ont différents profils, styles cognitifs, expertises ou expériences passées, la diversité qui en résulte facilite la recherche de solutions à un problème, et élargit la recherche d’hypothèses.
Il est également crucial de soigner la répartition des rôles au sein d’un groupe de façon que chaque membre trouve sa place et se sente impliqué·e. Une répartition claire des rôles ou des tâches réduit le risque de redondance dans les solutions trouvées et peut également agir positivement sur l’engagement dans le groupe, car chacun·e peut identifier ce qu’il a à apporter au groupe, sa contribution au travail de groupe devenant alors « indispensable ». Une telle attribution des rôles doit se faire en accord avec les membres du groupe, et dans un climat de confiance réciproque qui permettra à chacun·e de pouvoir endosser sereinement son rôle.
Lorsque le groupe est composé et que les tâches sont réparties, il demeure néanmoins crucial de réguler la communication et l’échange d’idées au sein de l’équipe car différentes dynamiques, telle que la conformité sociale (pour en savoir plus, lire notre article : L’appartenance à un groupe social ou à une “minorité” peut-elle conditionner nos performances cognitives ?), s’expriment et peuvent miner l’émergence de l’intelligence collective. Pour cela, certaines règles peuvent faciliter l’émergence d’idées diversifiées : par exemple, désigner un·e avocat·e du diable qui aura pour mission d’adopter la position opposée au consensus du groupe ou d’adopter une position différente de la sienne (en veillant à l’argumenter soigneusement) ; définir une règle de « non-interruption » pour contrer la tendance à couper la parole lorsque des idées non partagées (ou portées par des membres qui amènent de la diversité) sont exprimées ; fixer un temps de parole pour chaque membre du groupe, le temps de parole ayant tendance à corréler avec des facteurs qui ne sont pas forcément pertinents au regard de la tâche en cours (comme le statut ou le genre).
Quelle responsabilité des managers ?
Pour être stimulée, l’intelligence collective a donc besoin de pratiques de travail respectueuses des besoins de chacun·e. Bien que chaque membre de l’équipe ait un rôle à jouer pour assurer une idéation efficace et apaisée, les managers jouent un rôle clé dans la mise en place de pratiques vertueuses pour plusieurs raisons. D’une part, les managers sont les mieux placé·e·s pour mettre en place des règles qui tendent à équilibrer et apaiser les échanges au sein du groupe. D’autre part, l’exercice du pouvoir tend à dégrader la sensibilité sociale, à réduire la recherche d’interactions sociales, et la capacité à intégrer les opinions d’autrui, notamment si elles sont divergentes (pour en savoir plus, lire notre article « Monter en hiérarchie altère-t-il nos relations sociales ? »). Ainsi, les individus qui se trouvent en position de pouvoir dans un groupe ont une double responsabilité : mettre en place des règles pour faire émerger l’intelligence collective, mais aussi rester activement à l’écoute et ouverts à ce que produit l'intelligence collective au sein de leurs équipes.
Enfin, la création d’un socle de confiance et de lien social sera susceptible de faciliter l’adoption de règles qui bénéficient à chaque membre du groupe, de rendre la contribution de chacun·e confortable au sein du groupe, et surtout de pouvoir s’appuyer sur les idées de chacun·e afin de trouver ensemble des solutions.
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[1] Bahrami, B., Olsen, K., Bang, D., Roepstorff, A., Rees, G., & Frith, C. (2012). Together, slowly but surely: The role of social interaction and feedback on the build-up of benefit in collective decision-making. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 38(1), 3-8. doi:10.1037/a0025708
[2] Navajas, J., Niella, T., Garbulsky, G., Bahrami, B., & Sigman, M. (2018). Aggregated knowledge from a small number of debates outperforms the wisdom of large crowds. Nature Human Behaviour, 2(2), 126-132.
[3] Woolley, A. W., Chabris, C. F., Pentland, A., Hashmi, N., & Malone, T. W. (2010). Evidence for a collective intelligence factor in the performance of human groups. science, 330(6004), 686-688.
[4] Bang, D., & Frith, C. D. (2017). Making better decisions in groups. Royal Society open science, 4(8), 170193.