Le 16 mars 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un arrêt sur question préjudicielle de la cour d’appel de Paris dans lequel elle confirme, au titre de l’effet direct de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la possibilité pour une autorité de concurrence de revoir après sa mise en œuvre, sur le fondement des règles relatives aux abus de position dominante, une opération de concentration qui a échappé au contrôle des concentrations préalable au sein de l’Union européenne. Cet élargissement du champ du contrôle des autorités de concurrence en matière d’opérations de concentrations a un impact, notamment pour le secteur pharmaceutique.
Cet arrêt fait suite à une plainte initiée devant l’Autorité de la concurrence française par Towercast, fournisseur de services de diffusion de la TNT en France, contre TDF, entreprise leader de ce marché, concernant l’acquisition par cette dernière en octobre 2016 de la société Itas, également active dans le secteur de la diffusion de la TNT. Cette acquisition, qui ne remplissait ni les seuils communautaires de contrôle des concentrations, ni les seuils français, n’avait fait l’objet d’aucun examen préalable au titre du contrôle des concentrations. Considérant que l’opération aboutissait à entraver significativement la concurrence sur les marchés de gros amont et aval de la diffusion de la TNT, Towercast l’avait dénoncée auprès de l’Autorité sur le fondement de l’abus de position dominante.
Par une décision du 16 janvier 2020, l’Autorité avait toutefois prononcé un non-lieu, considérant que l’article 102 TFUE, dont l’objet est la sanction d’un comportement anticoncurrentiel, ne pouvait pas s’appliquer à une opération de concentration. L’Autorité avait ainsi écarté l’application de la jurisprudence Continental Can, invoquée par Towercast, au motif que la solution retenue à l’époque (en 1973) par la Cour de justice de l’Union européenne, qui avait validé la possibilité d’appliquer l’article 86 CEE (devenu l’article 102 TFUE) aux opérations de concentrations, bien que depuis lors jamais remise en cause, serait devenue obsolète avec l’adoption du règlement relatif au contrôle des concentrations. L’article 21 du règlement n°139/2004 du 21 janvier 2004, qui a succédé au règlement n°4064/89 du 21 décembre 1989, exclut en effet l’application d’autres règlements européens, dont le règlement n°1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence sur les ententes et abus de position dominante.
La Cour d’appel de Paris, saisie d’un recours en annulation contre cette décision, a décidé de surseoir à statuer afin d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur le point de savoir si l’existence d’un régime européen de contrôle préalable des concentrations est incompatible avec l’examen d’une opération de concentration au titre de l’interdiction des abus de position dominante.
Réaffirmant le principe établi de longue date dans Continental Can, la Cour de justice de l’Union européenne considère dans son arrêt que l’effet direct de l’article 102 TFUE implique qu’il ne saurait être dénié le droit à une partie de l’invoquer devant les juridictions nationales afin de dénoncer un comportement, en ce compris une acquisition, considérée comme anticoncurrentielle. Selon les termes de la Cour de justice de l’Union européenne, l’abus de position dominante, infraction directement prévue par le Traité, ne souffre d’aucune exception.
En conséquence, dès lors qu’une opération de concentration a échappé au contrôle des concentrations, elle peut être appréhendée par la suite sur le fondement de l’abus de position dominante, sous réserve évidemment que les critères permettant de caractériser un abus soient remplis. A cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne précise que le simple renforcement de la position dominante de l’entreprise acquéreur est insuffisant pour caractériser un abus, et qu’il faut au contraire démontrer que, par le biais de cette acquisition, l’entreprise dominante entrave significativement la concurrence sur le marché.
Bien que rendu sur question préjudicielle, il s’agit là d’un arrêt de principe, qui consacre un élargissement significatif du champ du contrôle des concentrations en Europe, qui était déjà, depuis quelques années, en proie à d’importantes évolutions. Confrontées à la difficulté de ne pouvoir appréhender certaines opérations de concentration susceptibles de porter atteinte de manière substantielle à la concurrence, notamment par le biais de restrictions à l’innovation (killer acquisitions), la Commission européenne et les autorités de concurrence des Etats membres de l’Union européenne ont, en effet, cherché des moyens de moderniser les règles applicables et leurs outils.
Alors que certains Etats membres, comme l’Allemagne ou l’Autriche, ont choisi d’introduire un seuil de contrôle fondé sur la valeur de la transaction, rendant ainsi obligatoire la notification préalable d’opérations pour un montant significatif, la Commission a opté pour une solution différente, en procédant depuis 2021 à une réinterprétation de l’article 22 du Règlement n°139/2004 du 21 janvier 2004. Depuis lors, la Commission accepte les demandes de renvoi formulées par un ou plusieurs Etats membres relatives à une opération de concentration qui, quoique non-notifiable, en ce compris au niveau national, affecte le commerce entre Etats membres et menace de façon significative la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres à l’origine de la demande de renvoi. Le secteur pharmaceutique est directement dans la ligne de mire, comme en témoigne l’opération Illumina/Grail, première à être soumise à l’examen de la Commission via ce mécanisme de renvoi, aboutissant à son interdiction par le régulateur européen en septembre 2022 (voir article du 21 octobre 2022).
L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne vient parachever le système, en permettant désormais aux autorités de concurrence (ainsi qu’aux juridictions) d’examiner au titre de la prohibition des abus de position dominante les opérations de concentration qui n’ont fait l’objet d’aucun examen préalable. Le secteur pharmaceutique est ici encore particulièrement en proie à ce risque : des acquisitions d’entreprises innovantes, développant des traitements prometteurs, voire uniquement de certains actifs, tels des brevets, pourraient en effet dans un futur proche donner lieu à des plaintes pour abus de position dominante. Nul doute que les autorités de concurrence y verront un intérêt, particulièrement si l’opération envisagée est susceptible de réduire l’innovation sur le marché, en ce compris à un stade relativement préliminaire de recherche et développement.
Se pose néanmoins la question de l’articulation entre le mécanisme de renvoi prévu par l’article 22 et la possibilité de recours à l’article 102 TFUE, avec à la clé une potentielle amende pour infraction au droit de la concurrence. En attendant, cette double évolution marque un changement important de paradigme : le contrôle des concentrations en Europe ne répond plus aujourd’hui à une logique purement mathématique. Bien plus large, il comporte désormais une dimension résolument contentieuse, qui appelle à la prise en compte très en amont par les entreprises, dans le cadre de leurs opérations de concentrations, des éventuelles problématiques de concurrence, et ce, quelle que soit la taille des opérations envisagées.
Mélanie Thill-Tayara, associée et Marion Provost, associée nationale chez Dechert