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Opérations de concentration : l’acquisition de start-up innovantes n’échappe plus au contrôle de la Commission européenne

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Opérations de concentration : l’acquisition de start-up innovantes n’échappe plus au contrôle de la Commission européenne
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En réaction à la finalisation en août 2021 du rachat de la start-up Grail par l’américain Illumina , alors même que l’examen de cette opération, renvoyée à la Commission européenne (la « Commission ») sur le fondement de l’article 22 du Règlement n°139/2004, était toujours en cours, la Commission vient d’adresser le 20 septembre 2021 une communication des griefs aux deux entreprises dans laquelle elle propose l’adoption de mesures provisoires visant à prévenir les éventuelles conséquences, sur le plan du droit de la concurrence, de la réalisation anticipée de l’opération.

Au mois de septembre 2020, Illumina, leader mondial du séquençage génomique, une technologie notamment utilisée pour la conception de tests de dépistage du cancer, avait annoncé son projet d’acquérir l’entreprise innovante Grail, spécialisée dans la conception de tests de dépistage du cancer à un stade précoce.
Bien qu’échappant en principe à la procédure de contrôle des concentrations en Europe compte tenu du faible chiffre d’affaires de Grail, aboutissant à ce que ni les seuils communautaires, ni les seuils nationaux des Etats membres ne soient atteints, l’opération, dont le montant s’élève à 7.1 milliards de dollars (6 milliards d’euros), a immédiatement attiré l’attention des autorités de concurrence, dans un contexte où la Commission n’avait pas caché son ambition de pouvoir contrôler certaines transactions ne relevant pas de sa compétence mais susceptibles d’entraver l’innovation sur le marché, dites « killer acquisitions ». Pour ce faire, la Commission avait annoncé souhaiter recourir de manière plus large au mécanisme de renvoi prévu par l’article 22 du Règlement n°139/2004, jusque-là relativement peu utilisé.
Cette disposition permet aux autorités nationales de concurrence, même lorsqu’elles ne sont pas compétentes pour revoir une opération, de la soumettre à la Commission, lorsque deux conditions sont réunies : en premier lieu, la concentration doit affecter le commerce entre Etat membres, et en second lieu, l’opération doit menacer d’affecter de façon significative la concurrence sur le territoire du ou des Etat(s) membre(s) qui formule(nt) la demande.

La Commission a par ailleurs précisé, dans ses orientations du 26 mars 2021, que ce mécanisme aurait notamment vocation à être utilisé pour permettre l’examen d’opérations impliquant des entreprises qui, bien que n’ayant pas ou peu de chiffre d’affaires au moment de la concentration, jouent néanmoins un rôle concurrentiel important du fait de leur intervention dans des secteurs innovants à forte valeur ajoutée tel que, en particulier, le secteur pharmaceutique où l’innovation est un paramètre essentiel de la concurrence.
L’opération Grail / Illumina est ainsi apparue, de par ses caractéristiques, comme une opportunité pour la Commission de mettre en application, pour la première fois, son approche renouvelée de l’article 22 en invitant les autorités nationales de concurrence à la saisir d’une demande de renvoi sur ce fondement.

La France et plusieurs autres Etats membres ont répondu favorablement à la sollicitation de la Commission, permettant à cette dernière d’ouvrir, le 20 avril 2021, une procédure d’examen de l’opération et forçant ainsi les parties à la lui notifier, ce qu’elles firent le 16 juin 2021. Craignant toutefois, à l’issue de la Phase I, que l’opération porte atteinte à la concurrence en réduisant l’innovation sur le marché émergent de la mise au point et de la commercialisation de tests de dépistage du cancer reposant sur des technologies de séquençage, la Commission a, en juillet 2021, décidé d’ouvrir une enquête approfondie (Phase II) ayant pour conséquence de rallonger significativement les délais d’examen de l’opération envisagée.

Confrontée à cette situation inattendue, Illumina a, d’une part, contesté la compétence de la Commission pour examiner l’opération devant le Tribunal de l’Union européenne afin de voir la décision acceptant le renvoi sur le fondement de l’article 22 annulée et, d’autre part, face à l’allongement des délais initialement envisagés par les parties, pris le risque, en août 2021, de procéder ouvertement à la réalisation de l’opération sans attendre le feu vert de Bruxelles, prévu pour la fin du mois de novembre 2021 au plus tard.

C’est dans ce contexte pour le moins inédit que la Commission a dès septembre ouvert une procédure contre Illumina et Grail pour réalisation anticipée de leur opération (« gun jumping »), en violation de l’obligation de suspension qui s’impose en principe aux entreprises dès lors que leur opération relève du champ d’application du Règlement n°139/2004.

En effet, quand bien même la question de la compétence de la Commission pour connaître de l’opération fait débat, Illumina et Grail étaient tenues, à compter de la notification de l’opération, de différer sa réalisation jusqu’à son autorisation par la Commission, le cas échéant assortie d’engagements, ou son interdiction. Outre que la Commission, échaudée par l’attitude des parties, envisage le prononcé de mesures conservatoires visant à prévenir une atteinte à la concurrence potentiellement irréversible, Grail et Illumina pourraient à terme se voir imposer une lourde sanction financière, pouvant aller jusqu’à 10% de leur chiffre d’affaires mondial, et s’exposent en outre au risque, si l’opération devait in fine être interdite, de devoir la défaire.

Cette affaire, qui n’en est encore probablement qu’à ses prémisses, est néanmoins d’ores et déjà riche d’enseignements pour les entreprises, du secteur pharmaceutique mais pas uniquement, qui, dans le cadre de leurs futures opérations, doivent désormais systématiquement prendre en compte le risque, en ce compris dans la documentation contractuelle, d’un éventuel renvoi sur le fondement de l’article 22. La pratique décisionnelle permettra certainement, à terme, de mieux appréhender les situations pouvant donner lieu à renvoi mais pour l’heure, la prudence semble de mise, notamment lorsque l’opération envisagée concerne des produits innovants et est susceptible, au terme d’une analyse qu’il convient de mener en amont, de soulever des problèmes de concurrence.

Par Mélanie Thill-Tayara, associée, Marion Provost, associée nationale chez Dechert et Pénélope Agosta, juriste chez Dechert

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