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Affaire Plavix : revirement dans le volet «private enforcement»

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Affaire Plavix : revirement dans le volet «private enforcement»
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Le contentieux indemnitaire en matière de pratiques anticoncurrentielles est en plein essor en France, et le secteur pharmaceutique n’échappe pas à cette tendance. La Cour d’appel de Paris (la « Cour ») a ainsi sanctionné le 9 févier dernier un jugement du Tribunal de commerce de Paris (le « Tribunal ») du 1er octobre 2019 qui avait débouté la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (« CNAM ») de ses demandes d’indemnisation à l’encontre de Sanofi au motif que cette action était prescrite, et a ordonné une expertise pour l’aider à évaluer le préjudice que la CNAM soutenait avoir subi.

Sanofi avait été épinglé, en 2013, par l’Autorité de la concurrence (« l’Autorité »), pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché français du clopidogrel, par le biais de la diffusion, auprès des professionnels de santé, entre septembre 2009 et janvier 2010, d’un discours qualifié de trompeur qui visait à les dissuader de prescrire des génériques de son médicament blockbuster Plavix®. Si la stratégie de communication mise en œuvre par Sanofi reposait bien sur la mise en avant de différences objectives entre le médicament Plavix® et ses génériques, ce qui n’est pas en soi répréhensible, l’Autorité a considéré que ces différences étaient cependant présentées d’une façon à instiller un doute, dans l’esprit des professionnels de santé, sur la bioéquivalence entre le princeps et ses génériques.

La CNAM, qui avait participé à l’instruction de l’Autorité en lui fournissant un certain nombre d’informations, notamment sur le taux de générification du Plavix®, a intenté en 2017 une action en dommages et intérêts devant le Tribunal afin d’obtenir réparation du préjudice qu’elle considérait avoir subi du fait d’une moindre pénétration des génériques qui serait imputable au comportement de Sanofi et donc de dépenses plus importantes supportées par l’assurance-maladie. Le Tribunal avait débouté la CNAM de son action, au motif que celle-ci était prescrite. Le Tribunal considérait en effet que la CNAM avait joué un rôle pivot dans l’instruction de l’Autorité, allant jusqu’à fournir une estimation des économies non réalisées du fait des pratiques de dénigrement en cause, et qu’elle avait de ce fait nécessairement eu connaissance des pratiques et aurait donc pu agir avant que ne soit adoptée la décision de l’Autorité. Procédant à une analyse méthodique et détaillée des éléments portés à son attention, en se fondant notamment sur les constats effectués par l’Autorité dans sa décision, la Cour a infirmé ce jugement et, statuant à nouveau, ordonné une expertise pour l’évaluation du préjudice subi par la CNAM.

Concernant tout d’abord la prescription, la Cour a rappelé que le point de départ du délai de cinq ans applicable en la matière ne court qu’à compter du moment où la victime a connaissance des faits lui permettant d’exercer son droit. La Cour a considéré qu’en l’espèce la CNAM, quand bien même elle avait participé à l’instruction de l’Autorité, ne pouvait néanmoins, avant l’adoption de la décision de l’Autorité, avoir aucune certitude (i) sur le caractère anticoncurrentiel de la pratique reprochée à Sanofi et (ii) sur l’impact de la pratique sur les finances publiques. Cette approche, classique en matière d’ententes, contraste avec certains précédents en matière d’abus de position dominante où le point de départ du délai de prescription a pu être fixé antérieurement à la date de la décision de l’Autorité. En l’espèce cependant, la Cour justifie sa position par le fait que le dénigrement en cause présentait des caractéristiques originales : en effet, il ne portait pas sur la diffusion d’informations manifestement trompeuses sur les génériques de Plavix® mais résultait au contraire de la façon dont Sanofi avait structuré son discours sur les différences objectives entre Plavix® et ses génériques. En outre, la Cour s’est appuyée sur le fait que Sanofi avait, tout au long de la procédure devant l’Autorité, remis en cause l’existence d’un dénigrement abusif.
Concernant ensuite les conditions de la responsabilité, la Cour examine un à un chaque élément du triptyque : faute, lien de causalité et préjudice.

Après avoir rappelé que la faute civile – non contestée par Sanofi – se confond avec la faute concurrentielle et découle en conséquence directement de la décision de l’Autorité, la Cour rejette l’ensemble des arguments présentés par Sanofi relativement au lien de causalité entre la faute et le préjudice allégué par la CNAM, pour considérer que l’évolution atypique du taux de substitution de Plavix® par ses génériques – par comparaison à la courbe de générification d’autres molécules – ne pouvait en l’espèce s’expliquer que par le comportement de Sanofi.

Enfin, rappelant les conclusions de l’Autorité dans le cadre de son évaluation du dommage à l’économie, en particulier le fait que le taux de pénétration des génériques du Plavix® lui apparaissait anormalement bas, que ce soit par rapport à d’autres molécules comparables, au taux moyen de pénétration des génériques depuis 2009 ou au regard des objectifs de la sécurité sociale, la Cour conclut à l’existence d’un effet dommageable sur les dépenses de l’assurance maladie, qu’elle estime de manière théorique – sur la base d’une hypothèse conservatrice d’un taux de générification inférieur de seulement un point de pourcentage de ce qu’il aurait été en l’absence des pratiques – à pas moins de 450 000 euros par mois pour la période de janvier 2010 à octobre 2011.

Cependant, la Cour, qui disposait en outre de deux rapports économiques, a décidé de nommer un expert afin que celui-ci évalue, d’une part, la robustesse des analyses économiques présentées par la CNAM et statue, d’autre part, sur la date de fin d’effet des pratiques, débattue par les parties, la CNAM soutenant que celles-ci auraient produit des effets jusqu’en 2015.

Par cet arrêt, la Cour envoie un signal fort à l’industrie pharmaceutique. Déjà au cœur des priorités d’action de l’Autorité, les laboratoires qui se trouveraient être sanctionnés pour pratiques anticoncurrentielles pourraient désormais également être la cible de futures actions en réparation de la CNAM. Face à un risque accru de sanction, dont le montant peut être considérable, la vigilance est donc de mise, en particulier pour les acteurs dont il pourrait être considéré qu’ils détiennent une position dominante sur certains de leurs produits et qui doivent particulièrement veiller à ne pas en abuser.

 


Par Mélanie Thill-Tayara, associée, et Marion Provost, associée nationale chez Dechert

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