Supra ou pas ?
Cela aurait dû avoir l’effet d’un coup de tonnerre. Les chercheurs réunis début mars à Las Vegas pour le March Meeting de l’American physical society (APS) auraient dû se lever comme un seul physicien. Ne vient-on pas de leur annoncer la fin d’une quête qui a mobilisé des milliers, voire des dizaines de milliers de scientifiques pendant près de quarante ans ? Ranga Dias, de l’université de Rochester, a présenté la découverte de son équipe : un matériau supraconducteur à température ambiante. Plus précisément, un hydrure de lutetium (une terre rare) dopé à l’azote qui, soumis à une pression de 1 gigapascal (GPa), soit 10 kbars, s’avère supraconducteur jusqu’à près de 21 °C (294 K).
Depuis plusieurs années, la supraconductivité de l’hydrogène est explorée avec des alliages binaires ou ternaires d’hydrogène sous pression. Les records de température critique (en dessous de laquelle le matériau est dans l’état supraconducteur) se sont enchaînés, atteignant 203 K, 250 K. Mais avec des pressions cent fois plus grandes. Avec l’hydrure de Ranga Dias, non seulement la température ambiante est atteinte, mais les niveaux de pression exigés deviennent plus accessibles. Comparables à ceux obtenus dans l’industrie des semi-conducteurs sur des films minces contraints par une surcouche à la maille cristalline resserrée.
La découverte de l’équipe de Rochester semble donc ouvrir la voie à l’exploitation généralisée des propriétés uniques de la supraconductivité : plus de pertes par effet Joule dans les réseaux électriques (près de 7 % de l’électricité consommée en France), bobines générant des champs magnétiques intenses sans cryogénie pour la RMN, l’IRM et les tokamaks de la fusion nucléaire, trains à lévitation magnétique, électronique dopée, capteurs inédits… Une vraie liste au Père Noël qui serait exaucée ! Et pourtant, rapporte « Physics », le magazine en ligne de l’APS, la présentation de Ranga Dias n’a suscité ni cris ni applaudissements du public, tout au plus quelques questions polies et techniques.
Et pour cause : l’équipe de Ranga Dias a été au cœur d’une polémique portant sur sa publication dans « Nature » en 2020 d’une démonstration de la supraconductivé d’un autre hydrure jusqu’à 14 °C sous 267 GPa. Le traitement des données expérimentales a été remis en question, des accusations de fraude ont même été portées et « Nature » a rétracté l’article en septembre dernier. Ce n’était pas, loin de là, le premier cas pour la supraconductivité, grande source de prix Nobel et… d’emballements, dont les plus notables sont ceux de chercheurs indiens en 2018, d’un chercheur allemand en 2002 – le scandale Schön – et d’une équipe française en 1993.
Les chercheurs de Rochester défendent toujours leurs résultats et en ont soumis de nouveau à publication. Celle concernant l’hydrure de lutetium, affirme Dias, a fait l’objet d’un processus de révision extrêmement poussé, de multiples mesures confirment la supraconductivité et des chercheurs ont été invités à assister aux expériences… L’envie d’y croire le dispute au doute. De nombreuses équipes devraient tenter de reproduire les résultats de Dias dans les prochaines semaines, pour répondre à la question : supra ou pas ?