"Renault ne sort que de nouvelles versions des modèles existants", souligne Matthieu Suc
Benjamin Cuq et Matthieu Suc sont journalistes. Auteurs respectivement de "Le livre noir de Renault" et "Renault nids d’espions", ils se sont penchés sur ce constructeur mythique en France et sur le système Carlos Ghosn. Interview croisée.
L’Usine Nouvelle – Pourquoi avez-vous décidé d’écrire sur Renault ?
Benjamin Cuq – Renault est l’entreprise la plus connue en France, la plus chère au cœur des Français. "Renault c’est la France", disait d’ailleurs Louis Renault. Alors quand le 28 septembre 2012, j’entends une interview de Carlos Ghosn à la radio, qui explique que Renault pourrait disparaître sous la forme que l’on connaît aujourd’hui, je m’interroge. De qui est-ce la faute si Renault disparaît ? Des clients, de l’Etat actionnaire ou bien du patron qui dirige le groupe depuis 2005 ?
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Matthieu Suc – J’avais couvert la vraie fausse affaire d’espionnage pour France Soir et il me restait beaucoup de choses à raconter. Cette affaire est en fait un vrai roman d’espionnage, qui oscille entre comique et tragique, mais je voulais aller plus loin. L’affaire me permet de raconter les dessous d’une grande entreprise du CAC 40, avec son lot de barbouzeries, les hommes qui se détestent, d’autres qui s’admirent. Si cette affaire a éclaté, c’est parce qu’une véritable paranoïa règne chez ce constructeur.
Telle que vous la décrivez tous les deux, cette entreprise semble bien mal en point. Pourquoi ?
Benjamin Cuq - Renault est aujourd’hui une marque qui a perdu son identité. C’était un constructeur dont le slogan était "Renault, des voitures à vivre". Aujourd’hui, les slogans ce sont “Changeons de vie, changeons l’automobile” et “French Touch”. Cela ne veut plus rien dire. A part en Bourse, la valeur de Renault s’est complètement dégradée. Je ne compte plus les échecs commerciaux : la Laguna 3 s’est par exemple sept fois moins vendu que la génération précédente. Idem pour la Twingo 2 dont on a délocalisé la production en Europe de l’Est. La Wind a été un échec total, avec seulement 13 000 unités vendues. C’est une litanie de catastrophes industrielles.
Matthieu Suc – Le problème vient de Carlos Ghosn et de la peur qu'il engendre parmi ses plus proches collaborateurs. En 2005 déjà, une source anonyme expliquait à la presse que Carlos Ghosn vivait entouré d’une cour de bénis oui-oui qui n’osaient jamais le contredire, et que cette situation poserait un jour un problème. Avec l’affaire d’espionnage nous sommes dans ce cas de figure. Il faut ajouter à cette situation la reconversion de nombreux ex-espions, suite à l’effondrement de l’URSS, dans la sécurité des entreprises et la lutte contre l’espionnage industriel, qui doivent bien un jour justifier leur salaire et alimentent la paranoïa des grands patrons.
Pourquoi alors personne n’a essayé de remplacer Carlos Ghosn ?
Benjamin Cuq – La politique de financiarisation de Renault, mise en place progressivement par Carlos Ghosn, rapporte de gros dividendes à l’Etat actionnaire et offre un cours de l’action assez élevé. Carlos Ghosn cristallise également les mécontentements de beaucoup d’institutions, de salariés, du public, quand on parle de délocalisation par exemple. Pour l’Etat c’est donc bien commode de garder Carlos Ghosn comme un idiot utile, à mettre en avant en cas de souci tout en empochant les dividendes.
Matthieu Suc – L’Etat a essayé. Nicolas Sarkozy et ses ministres de l’Industrie successifs Christian Estrosi, Eric Besson, ont tous eu des problèmes avec lui. Mais Carlos Ghosn, qui est très intelligent, s’est présenté comme le garant de l’Alliance Renault-Nissan. En substance, il faisait passer le message suivant : s’il était débarqué de Renault, Nissan reprenait ses billes, et Renault perdait sa vache à lait. Le gouvernement devrait alors gérer des milliers de suppressions d’emploi. Carlos Ghosn a surtout une tactique très habile de travestissement de la vérité pour sauver sa peau. Je prends l’exemple de son salaire. Il refusait de faire connaître le montant de son salaire chez Nissan aux administrateurs de Renault, prétextant une règle tacite japonaise, qui veut que ça ne se dise pas. Quand le Japon a imposé de rendre public le salaire des grands patrons et que les administrateurs ont découvert qu’il gagnait 8 millions d’euros chez Nissan en plus du million déjà perçu chez Renault, il a fait une pirouette. Il leur a expliqué que d’autres grands groupes avaient essayé de le débaucher, en lui proposant plus, mais qu’il avait refusé car Renault était sa passion.
Quel est le bilan de ses huit années de présidence à la tête de Renault ?
Benjamin Cuq – Ceux qui pensent que Carlos Ghosn veut faire de Renault une marque locale au côté de Nissan, marque mondiale, avec des véhicules fabriqués en marque blanche, dans n’importe quelle usine dans le monde, et ensuite badgés selon les marchés, ont raison. Aujourd’hui, plus d’un million de véhicules Renault sont des véhicules de la gamme low-cost Entry. Les usines Renault fabriqueront des Nissan ou des Mitsubishi. Renault Trucks a par ailleurs été vendu à Volvo. Louis Schweitzer et Carlos Ghosn ont aussi transféré le siège de l’Alliance au Pays-Bas, j’aimerais qu’Arnaud Montebourg en parle quand il demande aux entreprises de payer leurs impôts en France. Carlos Ghosn est en train de vider Renault et son industrie de sa substance. Et Carlos Ghosn, c’est aussi un certain nombre de promesses non tenues. Il affirmait que Renault produirait 3.3 millions de voitures pour 2010. Aujourd’hui, où sont elles? Idem pour ses promesses en matière de voitures électriques.
Matthieu Suc – Le bilan du manager n’est pas bon. Et côté industriel, la dernière grande nouveauté sortie par Renault, c’est la Logan, un projet lancé par l’ancien patron Louis Schweitzer. Depuis l’arrivée de Carlos Ghosn, Renault ne sort que de nouvelles versions des modèles existants. Le véhicule électrique, dont il est le chantre, est un échec. Mais là encore, la vérité est travestie. Au moment de l’affaire, Carlos Ghosn a expliqué que des centaines de brevets avaient été déposées, que Renault était le leader dans ce secteur et que c’était pour cela que le groupe était espionné. Or la technologie électrique n’est pas chez Renault mais chez Nissan. Et elle n’était pas performante puisque Renault n’a pas longtemps utilisé les batteries du Japonais et s’est associé à Bolloré, un industriel qui n’est pas venu du secteur automobile mais a réussi lui à faire un véhicule électrique performant.
Propos recueillis par Pauline Ducamp
"Le Livre noir de Renault" par Benjamin Cuq, Editions First, 336 pages
"Renault nid d’espions" par Matthieu Suc, Editions du Moment, 432 pages
"Renault ne sort que de nouvelles versions des modèles existants", souligne Matthieu Suc
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