Perturbateurs endocriniens : pourquoi la logique «d'exposition zéro» se justifie

L'Union européenne va essayer une nouvelle fois, fin janvier, d'adopter une définition des perturbateurs endocriniens, qui permettrait de rendre enfin effectives les mesures réglementaires d'interdiction de ces substances votées en 2009. Le 30 novembre 2016, près d’une centaine de scientifiques avaient signé une tribune dans le journal Le Monde pour protester contre le retard que prend l'adoption de cette définition, et dénoncer une « manufacture du doute » financée par les industriels dont les intérêts commerciaux sont menacés.

Rémy Slama, épidémiologiste environnemental à l’Inserm à Grenoble, et signataire de la tribune, répond à nos questions sur les enjeux scientifiques, sanitaires et industriels liés à cette loi sur les perturbateurs endocriniens.

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Perturbateurs endocriniens : pourquoi la logique «d'exposition zéro» se justifie
Rémy Slama, Epidémiologiste environnemental et Directeur de Recherche à l'Inserm (Grenoble).

Industrie & technologies : Quel est l’objet du texte sur les perturbateurs endocriniens dont le vote a été repoussé en décembre ?
Rémy Slama :
Il s’agit d’une définition assortie de critères opérationnels pour identifier les perturbateurs endocriniens, qui doit être adoptée par la Commission Européenne. L’historique est le suivant : en 2009, le parlement européen a voté une loi sur les produits phyto-pharmaceutiques (la Plant Protection Products Regulation) en proposant une gestion spécifique pour les pesticides contenant des substances cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques, ou ayant une activité de perturbation endocrinienne. Cette loi fait référence aux perturbateurs endocriniens, mais sans les avoir définis clairement. Le parlement avait donc demandé, dès 2009, à la Commission de proposer des critères définissant les perturbateurs endocriniens et lui a laissé 4 ans pour préparer le décret correspondant. Mais rien n’a été proposé en 2013. Huit ans plus tard, en juin 2016, une première version des critères a été mise sur la table, sans être acceptée, puis une autre, et, faute de consensus au sein des Etats-membres, en décembre 2016 la proposition a été une nouvelle fois repoussée. Une nouvelle version du texte a été proposée par la Commission le 8 février 2017.

Sur quels termes la définition des perturbateurs endocriniens fait-elle débat ?
La spécificité, par rapport à d’autres dangers sanitaires, de la définition des perturbateurs endocriniens est qu’elle allie la notion de mécanisme d’action (l’interaction avec le système hormonal) et l’existence d’un effet adverse conséquent à ce mécanisme. C’est ce qui est contenu dans la définition proposée en 2002 par l’organisation mondiale de la santé (OMS), qui définit un « perturbateur endocrinien [comme] une substance ou un mélange exogène altérant les fonctions du système endocrinien et induisant donc des effets nocifs sur la santé d'un organisme intact, de ses descendants ou (sous-)populations. »

Cette définition de l’OMS est proche de celle proposée lors du colloque de Weybridge organisé en 1996 par l’OMS et l’OCDE. Il n’y a pas de réel débat scientifique sur cette définition, qui est largement acceptée. Mon sentiment est d’ailleurs que beaucoup d’industries l’acceptent aussi. Ce n’est donc pas une quelconque dissension scientifique qui peut justifier que des critères définissant les perturbateurs endocriniens n’ont pas été proposés en 2013 comme exigé par la loi, ni dans les années suivantes. En revanche, le texte débattu depuis juin 2016 à Bruxelles s’écarte de ces connaissances et de ce consensus scientifique sur plusieurs points.

Le retard à fournir des critères définissant les PE est-il lié à une incertitude scientifique ?
Ce n’est pas la science qui est en cause. L’OMS s’est dotée d’une définition depuis 2002 ! Ce retard qui fait peser des risques sur les européens n’est pas l’œuvre des scientifiques indépendants ni l’œuvre de débats sur la définition des perturbateurs endocriniens eux-mêmes.

Comment donc expliquer cette difficulté à proposer une définition ?
D’un point de vue pratique, je ne suis pas dans les bureaux de la Commission. Ce qu’il y a de visible, est que la DG Environnement, initialement en charge du dossier, en a été dessaisie au profit de la DG Santé. Il y a quelques scientifiques, généralement pas des spécialistes en endocrinologie, qui sont soutenus financièrement par certains industriels mais, bien qu’ils publient parfois dans des revues scientifiques peu regardantes sur leurs conflits d’intérêt, je doute que leur action puisse expliquer à elle seule un tel retard.

Du point de vue de la prise de décision, on peut remarquer qu’on est dans une situation où la manière de gérer les perturbateurs endocriniens a été posée par le Parlement avant qu’il existe une définition légalement valable. En quelque sorte, on a mis la charrue avant les bœufs. Du coup, la discussion autour des critères définissant les perturbateurs endocriniens est « polluée » par le fait que certains ne peuvent réfléchir aux critères sans anticiper leurs conséquences en termes de gestion du risque, et espèrent probablement modifier la gestion du risque en jouant sur la définition des perturbateurs endocriniens. Ce serait instrumentaliser la science à des fins politiques.

En quoi estimez-vous que les propositions faites par la Commission Européenne en 2016 sur la définition des perturbateurs endocriniens s’écartent de la science ?
Ce qui pose problème actuellement aux yeux des scientifiques dans le texte proposé concerne au moins quatre points : premièrement, le fait de se restreindre à une seule catégorie de perturbateurs endocriniens plutôt que d’en proposer plusieurs, en fonction du niveau de preuve scientifique ; deuxièmement, les exigences très fortes en termes de niveau de preuve pour établir qu’une substance est un perturbateur endocrinien dans le texte proposé actuellement par la Commission Européenne ; enfin, troisième question qui n’a pas trait à la science mais à la gestion du risque : le principe de gérer les pesticides contenant des perturbateurs endocriniens sur la base d’une gestion par les doses limites (la « gestion par le risque », ou risk-based regulation), par opposition au principe d’une gestion par une exposition zéro (ce qu’on appelle la « gestion basée sur le danger », hazard-based regulation en anglais). Ce changement avait été proposé en 2016, mais il ne figure plus dans la proposition de février 2017. Par ailleurs, certains industriels mentionnent la nécessité de faire référence à la notion de puissance dans la définition des perturbateurs endocriniens.

Pourquoi avoir plusieurs catégories de PE serait-il un plus ?
La suggestion mise en avant en 2014 comme une des options par la Commission Européenne était de distinguer 3 catégories : 1) les perturbateurs endocriniens certains ou présumés ; 2) les perturbateurs endocriniens suspectés (identifiant les substances pour lesquelles le niveau de preuve est plus faible). 3) Et enfin, les substances endocrinement actives, qui agissent sur le système endocrinien sans qu’on ait de preuve que cela entraîne des effets sanitaires adverses. Seuls les pesticides entrant dans la première catégorie seraient interdits, mais les deux autres catégories permettraient de représenter le continuum des incertitudes scientifiques, et d’éviter qu’une substance n’atterrisse brutalement dans la catégorie interdite sans passer par une catégorie d’alerte. Ce système a le mérite de la transparence. Cette logique avec plusieurs catégories est celle qui est en vigueur depuis plusieurs années pour les cancérigènes. Les perturbateurs endocriniens sont un danger sanitaire de niveau de préoccupation similaire, il n’y a pas de raison d’inventer une nouvelle logique de catégorisation.

Que voulez-vous dire concernant le niveau de preuve très élevé ?

Il a été proposé en juin 2016 de ne classer comme PE que les substances pour lesquelles on dispose d’un niveau de preuve certain. Ce niveau est le plus élevé qui peut être exigé, et qui est très lent à être établi. Pour les autres dangers comme les cancérigènes, on interdit les pesticides pour lesquelles le niveau de preuve est soit dit certain, soit dit présumé.

Vous avez cité le principe de gestion des pesticides contenant des perturbateurs endocriniens sur une logique d’exposition zéro, ce qui revient à une interdiction. Plusieurs industriels, à l’instar du président de l’Union des Industries Chimiques (UIC) dans nos colonnes, dénoncent justement cette logique d’exposition zéro…
C’est une question de gestion du risque, qui appartient à la société et aux décideurs politiques. Rappelons ce que les parlementaires européens ont décidé en 2009 : La logique de la loi sur les pesticides est une logique de gestion par le danger, c’est-à-dire une logique d’exposition zéro aux substances qui auront été définies comme perturbateurs endocriniens. En effet, cette loi nous dit que les pesticides mis sur le marché en Europe ne doivent pas avoir de propriété cancérigène, mutagène, toxique pour la reproduction (les CMR) ni de perturbation endocrinienne – sauf si on est sûr que personne n’y sera exposé.

Pourquoi la logique de dose limite ne pourrait-elle pas se justifier ?
La question est de savoir si on peut identifier des seuils permettant de préserver l’environnement et la santé publique. Or scientifiquement, la façon dont les doses limites sont identifiées – en comparant généralement des effectifs d’animaux assez faibles, même quand l’effet attendu est lui-même faible – est naïf, sinon totalement erroné, d’un point de vue statistique. De plus, la logique de relation avec seuil n’est pas ce qu’on attend en toute généralité pour des substances actives sur le système endocrinien. Les effets des hormones naturelles surviennent souvent à des doses extrêmement faibles, et beaucoup d’effets ne sont pas linéaires. Des variations très subtiles peuvent avoir des effets importants, qui ne correspondent pas à une logique de dose-réponse monotone avec seuil. Enfin, l’effet de certaines substances en présence d’autres composés peut se révéler très différent de ce qu’on peut prédire à partir de l’effet de chaque substance prise isolément, ce qui signifie que la « dose sans effet » peut dépendre des autres substances auxquelles le sujet est exposé. Tester tout cela prendrait un temps très long et aurait un coût très important, à supposer que ce soit réaliste.

La notion de puissance est-elle plus pertinente ?
Différents industriels appelent depuis plusieurs années à inclure ce critère dans la définition des PE. Du point de vue scientifique, je rappellerais que la notion de puissance est floue – l’union internationale de pharmacologie recommande même de ne pas utiliser ce terme. La notion de puissance fait référence à la dose nécessaire pour entraîner un effet donné (par exemple la mortalité de 50% des animaux traités). La notion rigoureuse la plus proche est celle de relation dose-réponse.Toutefois, si on veut évaluer le risque, considérer la relation dose-réponse sans prendre en compte les expositions n’a pas de sens. La vodka a une puissance plus forte que la bière (si on considère l’ébriété comme effet biologique) car l’effet d’une pinte de vodka est plus fort que celui d’une pinte de bière. Mais si je veux réfléchir à l’échelle de la population, il faut connaître l’exposition de l’ensemble de la population, et il se peut très bien, si on boit beaucoup moins de vodka, que cette substance soit moins problématique pour la santé publique que la bière.

La notion de puissance figurait parmi les quatre premières propositions de définitions mais n’a pas été retenue explicitement. Toutefois, la Commission semblait, en juin 2016, vouloir revenir vers une logique de gestion par le risque (par une dose limite) pour les pesticides contenant des perturbateurs endocriniens, ceci aboutirait de facto à considérer la notion de relation dose-réponse, qui est centrale pour identifier cette dose limite. Elle a modifié sa proposition et a retiré le retour à une logique de gestion par le risque (avec des doses limites, donc) dans sa nouvelle proposition du 8 février 2017, ce qui est plus cohérent avec le texte voté en 2009 par le Parlement Européen.

Peut-on dire que la logique d’exposition zéro résulte d’un manque de connaissances sur les PE ?
Choisir une logique de gestion par la dose limite nécessite en effet d’avoir une connaissance excellente des effets et mécanismes aux très faibles doses, des synergies éventuelles entre substances, ce qui implique de réaliser énormément d’études sur des effectifs considérables. Il faudrait poser la question aux parlementaires qui ont pris cette décision, mais il est clair qu’autoriser l’utilisation de substances dangereuses, dans un contexte où la logique de seuil est fragile et où ces seuils éventuels sont difficiles et très chers à identifier, fait courir un risque sanitaire à la société. Mon interprétation est que les décideurs sont davantage prêts à le courir pour des substances ayant un bénéfice sociétal important, comme des médicaments, que pour des substances moins essentielles ou plus facilement substituables comme les pesticides.

Les industriels ne pourraient-ils pas pâtir de cette logique ?
Il est possible qu’un industriel dont le pesticide serait interdit subisse des conséquences économiques négatives à court terme, si jamais il n’a pas d’autre produit plus sûr à proposer. Une autre question est de savoir si la société européenne dans son ensemble pâtirait. Ce qui est sûr est qu’elle paye un très lourd tribut sanitaire et financier de l’exposition aux perturbateurs endocriniens, de l’ordre de 100 à 200 milliards d’Euros par an, du fait des effets sanitaires induits. Cela inclut tous les perturbateurs endocriniens probables sur lesquels on a des données, qu’ils soient autorisés ou interdits (mais toujours présents dans notre environnement ou notre organisme), mais une part non négligeable concerne des pesticides encore autorisés. Restreindre l’utilisation d’un produit avec des conséquences néfastes sur la santé, si cela peut avoir des conséquences économiques à court terme pour son producteur, peut avoir des conséquences positives sur les concurrents ayant des produits plus sûrs, ainsi, surtout, que sur la santé humaine. L’histoire montre que l’on est généralement parvenu à trouver des solutions après avoir identifié les dangers d’une substance. C’est le cas de l’interdiction du plomb dans l’essence (en 2000 en France), qui n’a pas empêché le trafic routier d’augmenter, ou des PCB (interdits en 1987).

Entretien relu et modifié par Rémy Slama

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