"On ne relèvera pas les défis posés par l'évolution du travail avec les solutions inventées au XIXe siècle", explique Denis Pennel
Essayiste et directeur général de la World Employement Confederation, Denis Pennel a publié plusieurs ouvrages consacrés aux mutations du travail. Dans "Travail, la soif de liberté", paru aux éditions Eyrolles, il explique pourquoi après le salariat émerge un nouveau mode d'organisation : le libertariat.
Mis à jour
10 août 2018
L’Usine Nouvelle - Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages sur les mutations du travail. Qu’est ce qui vous a conduit à écrire "Travail, la soif de liberté" ?
Denis Pennel - Nous sommes en train de vivre un changement de paradigme dans notre relation au travail. Le mouvement a commencé il y a une dizaine d’années mais on commence à le voir émerger. On observe une soif croissante de liberté et d’autonomie dans la relation au travail. En France, on observe cela avec la récente croissante du nombre de travailleurs indépendants, alors qu’il avait régulièrement baissé pendant de nombreuses années. Selon moi, ce n’est qu’un frémissement, le début d’un mouvement.
A l’inverse, la situation du salariat est de plus en plus associée à un sentiment de "grosse fatigue", qu’on évoque le burn out, le bore out, ou qu’on s’inquiète de la perte de sens du travail. Le sondage réalisé par Gallup révèle que seulement 13 % des salariés français sont vraiment motivés.
Ce phénomène a-t-il des causes ou est-il de génération spontanée ?
Notre société a évolué mais le travail ne s’est pas adapté suffisamment. Après la guerre, on n’avait qu’une vingtaine de démocratie dans le monde. Aujourd’hui, l’ONU en dénombre 120. C’est dire l’ampleur du mouvement qui évidemment ne concerne pas que la France, même si mon ouvrage en traite essentiellement.
La relation de subordination, qui est au cœur du salariat, est de plus en plus mal vécue. Le salariat c’était renoncer à une certaine liberté contre davantage de sécurité. Or qu’observe-ton ? Les protections reculent. La stabilité de l’emploi n’est plus vraiment de mise. Les prestations sociales diminuent alors que les cotisations augmentent. Quant à l’autorité, c’est une notion assez difficile à appréhender pour un jeune.
Parallèlement, nous avons changé de modèle économique et nous oublions trop souvent l’importance de ce facteur dans les évolutions en cours.
Quel est ce nouveau modèle économique selon vous ?
Nous sommes passés d’une économie de l’offre à une économie à la demande. Longtemps, les entreprises produisaient en masse des produits qu’elles mettaient sur le marché. Depuis quelques années se développe une économie à la demande. Dans un univers, celui des pays développés, où les individus possèdent déjà de nombreux biens et services, la demande se porte de plus en plus vers produits sur-mesure, à la demande, obtenus rapidement. Avant les entreprises cherchaient à écouler leur production. Désormais, elles commencent par vendre et vendent ensuite les biens. Regardez ce qui se passe quand vous achetez une voiture. Le salariat était très adapté à l’économie de l’offre. Dans l’économie à la demande, c’est beaucoup moins intéressant. Aujourd’hui, la demande des consommateurs, les contraintes des entreprises poussent à la création de ce que j’ai appelé dans mon livre "un artisanat de masse".
Dans votre livre, vous estimez que les plateformes numériques jouent un rôle positif. L’actualité avec les livreurs de Deliveroo ou les chauffeurs d’Uber donnent l’impression que ces nouveaux modes de travail ne sont pas vraiment désirables. Comment les défendez-vous ?
Je ne dis pas que ces plateformes sont idéales. Mais n’oublions pas qu’elles ont démocratisé l’accès au marché. Avant pour créer une entreprise, il fallait des compétences, du capital… Aujourd’hui, vous pouvez vous adresser à des milliers voire des millions de clients à moindre coût. C’est l’effet eBay. Avant quand vous vouliez vendre un bien d’occasion, vous aviez un vide-grenier par an. Aujourd’hui, vous pouvez le vendre à un public beaucoup plus large à tous moments. N’oublions pas cela quand on parle de ces plateformes.
Ceci rappelé, j’entends ce que vous dîtes et la situation est loin d’être idéale. Si je pense qu’il faut libérer le travail, il faut aussi le protéger. Cela commence peu à peu, on parle d’assurance souscrite pour les livreurs à vélo par certaines plateformes. Elles devraient le faire plus largement, comprenant que c’est un moyen de fidéliser les meilleurs chauffeurs.
Vous faites aussi des propositions pour créer un droit de l’actif. A quoi cela servirait-il ?
Le travail devient diversifié, protéiforme. En France, il existe plus de 40 contrats de travail, tandis que se développe le travail indépendant. Sans oublier les formes hybrides comme le portage salarial ou les 2,3 millions de français pluri-actifs. Les gens n’ont plus un seul emploi.
Pendant ce temps, le droit du travail est un droit du travail salarié, très peu d’articles concernent le travail indépendant. Il serait important de définir des principes généraux de protection des actifs quel que soit leur statut.
L’autre grand chantier à mener concerne la protection sociale. La suppression du RSI et le basculement vers le régime général est une bonne chose qui va dans le bon sens. Il faut poursuivre le rapprochement.
Le salariat a un lieu : l’entreprise telle qu’on la connaît. Le basculement vers un nouveau modèle va-t-il conduire à un nouveau modèle d’entreprise ?
De plus en plus, on voit ce qu’on appelle les entreprises étendues, les entreprises éclatées, qui font appel à des réseaux de prestataires, d’indépendants. Si vous allez dans une entreprise, vous allez voir des salariés mais aussi des intérimaires, des indépendants. Symétriquement, certains salariés ne sont pas dans les murs, qu’ils télétravaillent ou soient en déplacement. Il n’y a plus coincidence entre le lieu du travail et la relation juridique dans laquelle se fait le travail.
En outre, l’aspiration à davantage de libertés a un impact sur la gouvernance de l’entreprise. Cela concerne les managers, avec une demande pour des comportements plus collaboratifs.
A un autre niveau, la question « qui dirige les grands groupes » mérite d’être posée. Nous vivons une époque où directions et actionnaires ont passé un pacte contre les salariés. On a oublié ce que j’ai appelé "les investisseurs en travail". Il faut réhumaniser le travail et rééquilibrer le pouvoir au sein de l’entreprise.
Ces dernières n’ont pas évolué aussi vite que la société, elles doivent réagir vite. Quand on demande aux Français quel est leur mot préféré, ils répondent "liberté".
Tout le monde doit avoir conscience qu’on ne relèvera pas tous ces défis avec les solutions inventées au XIXe siècle. Il va falloir innover. Le temps du salariat est compté, vive le libertariat.
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