"Les villes et les acteurs du numérique doivent trouver un terrain d'entente", plaide Simon Chignard, conseiller stratégique à Etalab
L'information est devenue une nouvelle ressource pour les villes, estime Simon Chignard conseiller stratégique à Etalab, organisme chargé de l'ouverture et du partage des données publiques. La façon dont celles-ci traitent les données détermine le modèle de smart-city qu'elles construisent.
Industrie & Technologies : Les données sont devenues une matière première dans l’économie. Ce mouvement de fond semble avoir gagné les collectivités. Qu’en est-il vraiment ?
Simon Chignard : Il y a une prise de conscience des collectivités sur la question du numérique en général et des données en particulier, qui a été favorisée par deux facteurs : l’ouverture des données publiques et l’émergence des smart cities. Le premier a conduit les collectivités à regarder de plus près les données qu’elles produisent. Le second place l’information au cœur du fonctionnement de la ville, mais il ne s’agit pas d’un modèle unique. La manière dont les smart cities conçoivent les données est justement un moyen de qualifier les différentes approches.
Quels sont les différents modèles de smart cities ?
Il y a deux archétypes de smart cities : celles faisant appel à une intelligence centralisée et celles misant sur l’intelligence collective. Dans le premier cas, l’idée est de regrouper l’information pour tout contrôler. L’image généralement associée à cette démarche est symbolique : c’est celle du poste de contrôle du lancement d’une navette spatiale ou d’une centrale nucléaire. La gestion de la donnée est le corollaire de la volonté de centralisation. Les informations doivent converger pour venir alimenter une intelligence – artificielle ou non – qui va tout piloter. L’autre modèle, en revanche, s’appuie davantage sur le partage des données avec les différents acteurs d’un territoire et leurs enrichissements mutuels. Les deux modèles vont traiter des données, mais ils ne vont pas du tout les appréhender de la même manière. Elles seront considérées d’un côté comme une matière première qui alimente une intelligence centrale, de l’autre, comme une ressource qu’il faut partager. Il s’agit d’archétypes, mais ces deux approches se traduisent concrètement dans des projets de smart cities, en France ou ailleurs.
Les villes sont-elles devenues plus actives dans la collecte de données ?
La captation d’informations sur le terrain au moyen d’objets connectés ne s’est pas encore généralisée en France. Une chose est sûre, les villes sont plus attentives à la qualité des données produites, que ce soit par elles-mêmes ou par les délégataires du service public. Certaines données, autrefois ignorées, prennent de la valeur. Par exemple, si une étude est menée sur un territoire, la ville s’intéressera non seulement au résultat, mais aussi aux données qui ont servi à son élaboration, et estimera si ces dernières peuvent être réutilisées, éventuellement pour simuler certains phénomènes. C’est plutôt cette démarche qui se généralise qu’un investissement massif dans des réseaux de capteurs. La progression vers la smart city se fait par cercles concentriques : d’abord les données publiques produites par les villes, ensuite les données produites par les délégataires auxquelles la loi donne accès, enfin les investissements technologiques pour acquérir ou affiner certaines données.
Pourtant, certaines approches sont plus radicales, à l’instar du projet de Sidewalk Labs, une filiale de Google, signé avec la ville de Toronto (Canada) en 2017…
C’est un exemple intéressant, car il a suscité une inquiétude, notamment des acteurs locaux. Sidewalk Labs, une société issue du numérique, prétend gérer un futur quartier de Toronto avec une approche et des outils essentiellement technologiques. Elle souhaitait même aller au-delà du périmètre concédé par la ville. Mais lors d’un point d’étape dans les négociations sur le projet, début novembre, Toronto a exigé des concessions fortes, notamment le maintien du périmètre initial et la mise en place d’une gouvernance publique de la donnée.
Ce modèle, technologiquement séduisant, pourrait-il fonctionner en France ?
En l’état, il n’est pas exportable, ne serait-ce que parce qu’en France la législation sur la protection des données à caractère personnel est très différente de celle du Canada. Hormis cela, je ne vois pas ce qui l’empêcherait de trouver un écho chez nous. D’autant plus qu’un vrai travail de réflexion a été mené sur le projet de Toronto et que l’équipe de Sidewalk Labs est composée d’esprits brillants, les meilleurs dans leurs domaines… Certes, ce projet de smart city interpelle sur des questions majeures, bouscule les équilibres traditionnels urbains, mais nous ne pouvons pas le balayer d’un revers de la main sans l’étudier de plus près.
Quelles relations s’instaurent entre les villes et les nouveaux acteurs issus du numérique ?
Les collectivités sont habituées à traiter avec des acteurs privés qui interviennent sur leur territoire, en particulier dans le cadre des délégations de service public. Lorsqu’elles travaillent avec Veolia ou Keolis, elles savent à qui s’adresser. Mais ce n’est pas le cas avec les entreprises fondées sur des plates-formes numériques, comme Airbnb qui capte une grande partie de l’offre de location saisonnière des villes touristiques. Face à ces plates-formes numériques, les collectivités peuvent adopter des stratégies différentes. Certaines vont les accueillir volontiers, d’autres vont vouloir réguler leur activité grâce aux outils législatifs. La régulation peut également être réalisée grâce aux données. Un échange d’informations avec les acteurs du numérique pourrait permettre aux villes de mieux comprendre certains phénomènes – de mobilité, entre autres – sur leur territoire, de mieux contrôler ces flux et leurs impacts. Les deux parties doivent trouver un terrain d’entente.
Le traitement des données nécessite des algorithmes. Comment les rendre plus transparents pour la population ?
La loi pour la République numérique est intéressante sur ce point. Elle crée de nouveaux droits pour les individus quand l’administration utilise des algorithmes pour prendre des décisions les concernant. Il y a tout d’abord un droit à savoir. Les pouvoirs publics sont tenus de mentionner lorsqu’un algorithme est utilisé pour prendre une décision administrative. Ensuite, les administrations sont tenues de publier les principales règles qu’elles utilisent. Enfin, le troisième droit est l’explication individuelle. L’algorithme et surtout le résultat auquel il permet d’aboutir doivent être explicables, c’est indispensable.
Cela exclut donc les algorithmes d’apprentissage profond. N’est-ce pas se priver d’outils performants ?
Précisions que l’immense majorité des algorithmes utilisés actuellement dans la sphère publique ne relèvent pas de l’apprentissage profond. Les règles sont claires et explicables. Certes, il y a un enjeu technologique parce que les solutions les plus performantes sont auto-apprenantes et échappent peu à peu à la compréhension. Cependant, toujours dans l’optique de transparence, aucune collectivité ou administration ne pourra utiliser, pour prendre des décisions entièrement automatisées, des outils qui ne seraient pas explicables ou dont les règles se réviseraient sans contrôle humain. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs récemment rendu un avis dans ce sens. Sur cette question comme sur nombre d’autres liées au numérique, nous sommes toujours à la croisée des chemins, entre le droit, la société et la technologie. ?
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