« Les innovations n’empêcheront pas la nécessité de modérer le trafic aérien pour rester sous la barre des +2°C », estime Grégoire Carpentier de Supaéro Décarbo
Le collectif Supaéro Décarbo et le think tank The Shift Project ont rendu, mercredi 3 mars, un rapport sur la décarbonation du secteur aérien. Conclusion : l'activité aéronautique doit nécessairement décroître, par rapport aux +4% de croissance actuelle, pour garder une chance de limiter le réchauffement climatique à +2°C d'ici 2100.
Le collectif Supaéro Décarbo, en collaboration avec le think tank français The Shift Project, a publié, mercredi 3 mars, un rapport sur la décarbonation du secteur aérien, intitulé « Pouvoir voler en 2050 : quelle aviation dans un monde contraint ? » Un premier travail titré « Crise(s), climat : préparer l’avenir de l’aviation », moins conséquent, avait déjà été publié fin mai 2020, en réaction aux aides publiques promises au secteur aéronautique à cause de la crise sanitaire.
Les deux scénarios du second rapport, établis sur une base méthodologique rigoureuse et une série d’hypothèses étayées, aboutissent à la conclusion selon laquelle une croissance de 4 % par an n’est pas compatible avec le seuil des +2°C de hausse maximale de la température moyenne à horizon 2100.
Leviers technologiques principaux, budget carbone, réception des acteurs du secteur… Pour Industrie & Technologies, Olivier Del Bucchia et Grégoire Carpentier, les cofondateurs du collectif Supaéro Décarbo, reviennent sur les enjeux phares de leur travail.
Industrie & Technologies : Vous avez publié deux rapports sur la décarbonation de l’aéronautique en moins d’un an. Pour quelles raisons ?
Olivier Del Bucchia : Le projet tire en partie son origine du Plan de soutien à l’aéronautique présenté par le gouvernement en juin 2020. Que des aides soient octroyées pour maintenir à flot les compagnies et l’industrie, nous en comprenons la mécanique. Le problème, c’est que nous ne voyons pas où nous allons avec ces aides, ce plan a été pensé sur le court-terme : aucune trajectoire concrète de réduction des émissions gaz à effet de serre n’a été estimée ! Nous avons fait la demande auprès du gouvernement par le biais d'une lettre ouverte… sans réponse. Et la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) ne fixe hélas pas non plus d’objectifs sectoriels au transport aérien.
Nous avons finalement décidé que réaliserions nous-mêmes ces trajectoires, quitte à ce qu’elles soient challengées par la suite.
Le laboratoire d’idées The Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici, est bien connu pour sa production d'analyses sur les aspects de la transition énergétique depuis plusieurs années. Qui est Supaéro Décarbo ?
Olivier Del Bucchia : Supaéro Décarbo est un collectif qui regroupe une centaine d’actuels et anciens élèves de l’Institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace (Isae-Supaéro) à Toulouse – notre parole n’engage pas celle de l’école –, dont plus de la moitié est en poste dans l’industrie aéronautique ou le transport aérien.
Le collectif est né il y a deux ans, alors que Grégoire et moi voyions passer, via le réseau des Alumni, de nombreux appels aux dons pour subventionner des projets qui contribueraient au rayonnement de l’école, à du développement social, ou que sais-je encore. Mais rien concernant l’impact climatique du secteur aérien, alors qu’il s’agit d’un sujet majeur ! Et pour cause : l’utilisation des énergies fossiles est au cœur, en tout cas pour l’instant, du fonctionnement de l’industrie aéronautique. Il existe une sorte de malaise – voire de schizophrénie – chez certains acteurs du système pour parler de ce sujet.
Vous soulignez pourtant dans votre rapport que la coalition internationale Air Transport Action Group (ATAG) s’est fixé pour objectif de réduire ses émissions de 50 % d’ici 2050 par rapport à son niveau de 2005. Certains acteurs du secteur ont donc pris des engagements de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre…
Grégoire Carpentier : Nous avons constaté que les objectifs fixés par les acteurs du secteur aéronautiques sont à la fois très ambitieux et… insuffisants, car ils ne permettent pas de conclure sur le respect, ou non, des Accords de Paris. La stratégie mise en place pour atteindre l’objectif fixé compte en effet énormément pour rester sous la barres des 2°C : réduire tout de suite le niveau des émissions pour atteindre l’objectif de baisse de 50% dès 2030 puis s’y tenir jusqu’en 2050 ce n’est pas la même chose que n’agir qu’en 2049, pour prendre deux exemple un peu caricaturaux. Ce sont les émissions cumulées qui définissent le bilan carbone et le forçage radiatif des décennies à venir.
Pour évaluer nos chances de rester sous une certaine température, nous avons donc opté pour la même méthodologie que celle du GIEC, en utilisant le concept de « budget carbone ». Il s’agit de considérer qu’à l’échelle globale, nous disposons d’une quantité maximale de carbone qu’il est encore possible de déverser dans l’atmosphère, assortie d’une probabilité de réussir ainsi à limiter l’élévation de la température à +2°C par rapport aux niveaux préindustriels.
Sur la base de quel « budget carbone » se fondent vos scénarios ?
Olivier Del Bucchia : Nous avons pris comme objectif climatique de référence celui de rester en dessous des 2°C avec une probabilité de 67%, ce qui correspond à un budget restant en 2018 de 1170 Gt de CO2. Ainsi, pour établir le budget carbone du secteur aérien, nous avons fait le prorata des émissions de l’aérien pour l’année 2018, soit 2,56% des émissions mondiales. Nous attribuons donc 2,56 % du budget carbone disponible à partir de 2018 au transport aérien mondial, soit approximativement 29,9 Gt de CO2.
C’est une hypothèse que nous considérons comme neutre, mais qui peut évidemment se discuter ! Avec le budget que nous avons choisi, nous disposons d’ailleurs seulement de 33% de chances de rester sous la barre des 1,5°C, il n’est donc pas si contraignant au regard des Accords de Paris… Notre première demande est de fixer ce budget carbone !
Pour rester dans l’enveloppe du budget carbone, le premier scénario appelé « Maverick » nécessite d’abaisser le taux de croissance à partir de 2025 à +2,52 % et le second, nommé « Iceman », requiert une décroissance à -0,8 %. Quelle est l’apport des progrès technologiques dans la décarbonation de l’industrie ?
Grégoire Carpentier : Les progrès technologiques (et leur faisabilité) ne sont pas remis en question dans notre travail, nous utilisons d’ailleurs les hypothèses de trajectoire technologiques de l’industrie pour établir nos scénarios. La question est de savoir quand est-ce que ces technologies seront disponibles : plus la technologie est déployée tardivement, plus les conclusions sur la modération du trafic nous conduiront à des scénarios décroissants.
Dans « Maverick », que nous considérons comme significativement optimiste, nous partons du principe que les calendriers des secteurs aéronautiques et énergétiques seront tenus : l’avion à hydrogène arrivera en 2035 comme prévu par Airbus, les biocarburants seront disponibles en quantité suffisante, les flottes seront renouvelées tous les 15 ans alors que la durée moyenne actuelle est de 25 ans, l’hydrogène décarboné sera une réalité. Dans « Iceman » en revanche, nous faisons l’hypothèse que les délais prévus par la feuille de route du secteur ne seront pas tenus, ce qui est fréquent pour des projets de cette envergure.
Dans les deux cas, nous constatons que les innovations technologiques sont effectivement indispensables pour réduire les émissions de CO2 du secteur, mais elles n’empêcheront pas la nécessité de modérer le trafic aérien !
Quels sont les moyens technologiques les plus prometteurs pour infléchir la courbe des émissions carbone ?
Olivier Del Bucchia : D’après nos scénarios, deux leviers principaux participent à la décarbonation technologique sur les avions. Il y a d’abord un progrès de la performance énergétique, qui se traduit par l’arrivée d’avions plus légers, dotés de nouvelles technologies moteurs, des améliorations aérodynamiques, etc. Pour une mission donnée, ces nouvelles générations consommeront donc moins de carburant. Il y a ensuite des innovations sur la nature du carburant elle-même : l’hydrogène, les biocarburants (en excluant ceux de première génération qui entrent en concurrence avec l’agriculture et la forêt), les Power-to-Liquid (PTL). Plus que les gains en performance des avions, ce sont les carburants alternatifs qui permettent une inflexion significative de la courbe des émissions.
Mais le déploiement de ces technologies ne dépend pas uniquement du secteur aéronautique. Les avions de dernière génération (Airbus 320neo, A350, Boeing 737 MAX, B737…) sont certifiés pour voler avec un taux d’incorporation de carburant alternatif de l’ordre de 50 %. Or aujourd’hui, seules quelques pourcents (voire moins d'1 %...) de ces carburants sont intégrés dans les réservoirs, faute de production suffisante.
L’industrie de l’énergie tient donc une place importante dans la décarbonation de l’aéronautique…
Grégoire Carpentier : Comme dans tous les secteurs du transport, une partie de la décarbonation est déléguée à la filière énergétique, en particulier concernant la production d’électricité qui, à l’échelle mondiale, est toujours fortement carbonée.
C’est une question majeure : dans le rapport, nous avons montré qu’à partir d’une certaine intensité en CO2 du mix énergétique (180 gCO2 par kWh produit pour l’hydrogène, 83 gCO2 pour le PTL), alimenter un avion au PTL ou à l’hydrogène est moins avantageux sur le cycle complet que de rester au kérosène !
Graphe issu du rapport montrant qu'en l'état, le mix énergétique mondial est trop carboné pour que l'utilisation d'hydrogène et de PTL contribuent à la baisse des émissions de CO2 du secteur aéronautique.
© The Shift Projet/Supaéro Décarbo
Comment se traduirait concrètement la décroissance de l’activité aéronautique ?
Grégoire Carpentier : Un scénario décroissant implique de fermer des lignes, d’abaisser le nombre de passagers sur les lignes, peut-être de réduire le nombre de compagnies aériennes qui opéreront sur un territoire… Cela signifie également que la taille de la flotte mondiale va se contracter.
Nous serons confrontés à un problème économique important, le secteur étant dimensionné pour une croissance de 4 % par an (environ 2/3 de la production d’avion alimente aujourd’hui la croissance, tandis que le tiers restant sert au renouvellement des flottes). Pour que, sans croissance, les flottes puissent être renouvelées tous les 15 ans… il faudra soit aider les acteurs du secteur (transport ou industrie) de manière réglementaire ou financière, soit accepter que l’avion devienne beaucoup plus cher.
Quelles ont été les réactions des acteurs du secteur face aux conclusions de votre travail ?
Olivier Del Bucchia : À peu près tous les grands industriels du secteur (ceux qui nous ont répondu) ont reconnu l’intention et la qualité méthodologique de notre travail. De là à partager nos conclusions… il y a encore de la marge. Les niveaux d’optimisme affichés par les industriels sont supérieurs aux nôtres.
Par ailleurs, de nombreux salariés du secteur nous contactent, même de manière anonyme, pour nous remercier de porter un discours un peu alternatif à la voix officielle. Notre message leur fait un bien fou.
Quelles sont les prochaines étapes pour Supaéro Décarbo ?
Grégoire Carpentier : Certains acteurs ont manifesté leur souhait de diffuser les idées du rapport auprès de leur personnel, en interne, nous allons donc organiser des conférences, des ateliers au sein des entreprises.
Plus généralement, nous allons continuer à militer pour défendre l’idée d’une industrie aéronautique résiliente face aux risques – sanitaires, climatiques, militaires – qui ne manqueront pas d’arriver demain. Le caractère résilient de la structure économique du secteur n’est pas du tout abordé aujourd’hui ! Or un tas d’entreprises (majoritairement situées dans le Sud-Ouest) complètement dépendantes de la filière aéronautique risquent la faillite si le grand donneur d’ordres cesse de passer commande. Il existe un risque d’un effondrement socio-économique de toute une région. L’une des manières pour y parvenir consisterait à préparer l’industrie à produire… autre chose que des avions.
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