Le neutrino, l’archéologue et le lingot de plomb
Quand des physiciens, qui ont l’intention de traquer patiemment une particule élémentaire, n’ont rien trouvé de mieux que d’utiliser des lingots de plomb retrouvés dans une épave romaine coulée il y a 2000 ans au large de la Sardaigne, les archéologues s’interrogent.
Au laboratoire de Gran Sasso (Italie), enterrés sous 1400 mètres de roche, à l’abri du rayonnement cosmique, des physiciens espèrent bientôt en savoir plus sur les neutrinos. Des particules élémentaires si discrètes - elles interagissent très peu avec la matière - que nombre de leurs caractéristiques, leurs masses notamment, sont encore inconnues.
Pour tenter d’apercevoir la vraie nature du neutrino, les chercheurs utilisent 998 cristaux en oxyde de tellure (TeO2), matériau dans lequel un processus radioactif produisant des neutrinos a quelques chances de se produire. Une expérience importante pour la théorie physique, qui s’appuie donc sur ces batteries de détecteurs high tech maintenus à très basse température… et sur des lingots de plomb pour les protéger des radiations ambiantes.
Et c’est là que les archéologues ont leur mot à dire. Car il ne s’agit pas de n’importe quels lingots de plomb. Pour leur expérience délicate, les physiciens de Gran Sasso ont recours à des lingots pêchés au large de la Sardaigne (voir photo), là où l’épave d’un vaisseau romain a été retrouvée. Motif : ces lingots de plomb, après 2000 ans au fond de l’eau, ont perdu la plus grande partie de leur (faible) radioactivité naturelle, alors que celle du plomb fraîchement extrait de la mine perturberait les mesures.
Est-ce vraiment une bonne idée ? Peut-on sans complexe réutiliser des objets archéologiques, même dans un but scientifique a priori inattaquable ? La question est soulevée dans la revue Rosetta, une publication du département d’histoire antique et d’archéologie de l’université de Birmingham.
Les spécialistes des particules et les astrophysiciens ne sont pas des pilleurs d’épaves : ils ont reçu leurs 120 lingots de plomb du Musée national archéologique de Cagliari (Sardaigne). Mais l’auteur de l’article paru dans Rosetta mentionne d’autres cas moins clairs, qui mettent en évidence des pratiques commerciales douteuses.
Des conventions de l’Unesco et de l’Onu sur l’archéologie sous-marine interdisent en effet l’exploitation commerciale des vestiges. Et indiquent qu’ils doivent être préservés et utilisés "pour le bénéfice de l’humanité". C’est bien sur ce point qu’il faudrait réfléchir et établir des règles, conclut l’article de Rosetta, qui se refuse à décider si la préservation des traces de l’Empire romain fait plus pour le "bénéfice de l’humanité" que la détection de celles d’un neutrino.
Thierry Lucas
Le neutrino, l’archéologue et le lingot de plomb
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