"La démarche entrepreneuriale a beaucoup de points communs avec celle de l'artiste contemporain", explique Sylvain Bureau de l'ESCP Europe

Directeur scientifique de la chaire Entrepreneuriat de l'ESCP Europe avec EY et BNP Paribas, Sylvain Bureau travaille sur les leviers de l'entrepreneur. Comment innove-t-on ? Peut-on devenir créatif ? Pour lui, les réponses sont aussi à aller chercher du côté de l'art contemporain. Il propose depuis plusieurs années des sessions où il demande à des étudiants ou des cadres-dirigeants de créer une oeuvre contemporaine. Il nous a accordé une interview où il explique pourquoi et comment les ressorts de la création artistique sont féconds pour le dirigeant. Une démarche singulière et passionnante. 

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Pour connaître la signification de cette oeuvre réalisé lors d'une session d'art thinking, rendez-vous à la fin de l'interview.

L’Usine Nouvelle - Qu’est-ce que l’art a à voir avec la démarche entrepreneuriale ?

Sylvain Bureau - Je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais il y a de plus en plus d’incubateurs, d’espaces d’innovation ou de collaborations qui utilisent le mot anglais « factory ». Cela fait référence à The Factory, le lieu new yorkais, inventé par Andy Warhol et d’autres artistes et ce n’est pas un hasard ! En effet, il existe une proximité forte entre la création artistique et entrepreneuriale. Il ne s’agit pas de dire que c’est la même chose, mais plutôt de trouver dans les spécificités de la création artistique des outils, des méthodes applicables au monde de l’entreprise.

Quels sont ces points communs ?

Prenez un créateur de start-up, vous noterez qu’on parle de créateur, et un artiste. Dans les deux cas, on observe qu’on doit créer dans un univers où les ressources sont rares, qu’on ne sait pas où l’on va exactement, on travaille dans un cadre informel, les émotions et les passions du créateur ont un rôle déterminant… et je pourrais continuer la liste des points communs. De nombreux travaux académiques viennent confirmer ce lien, montrant que les pratiques de l’Art contemporain sont un bon moyen pour approcher les leviers de la créativité.

Directeur la Chaire Entrepreneuriat d’ESCP Europe, soutenue par EY et BNP Paribas, j’ai développé un programme intégrant la pratique de de l’art. Pour cela, je collabore avec un artiste contemporain, Pierre Tectin. Depuis que nous avons lancé ce programme, il y a eu 150 œuvres créées lors de sessions à Paris, Madrid ou Berlin.

D’un point de vue managérial, la démarche vise à leur apprendre une méthode pour fabriquer de l’improbable avec certitude. Car si Facebook ou Uber sont partout diffusés dans le monde aujourd’hui, au départ c’était totalement improbable. Les entrepreneurs fabriquent de l’improbable.

Comment cela se passe-t-il ?

Nous travaillons aussi bien avec des étudiants de la filière entrepreneuriat qu’avec des cadres dirigeants d’entreprises comme Orange Business Services, la Sacem ou encore La Redoute. Professionnels ou étudiants, la méthode est la même. Pendant trois jours, nous les réunissons en leur indiquant qu’ils vont créer une œuvre d’Art et qu’une galerie a été réservée pour exposer leurs travaux lors d’un vrai vernissage. D’ailleurs, nous les prévenons que des cartons d’invitation ont déjà été envoyés. Il n’est pas possible de reculer.

Comment des personnes qui ne sont pas des artistes font pour créer en trois jours. Cela ne va pas de soi non ?

D’abord, ils doivent créer en groupe ce qui assure une dynamique mais pose aussi les problèmes propres à la gestion d’un collectif. Ils doivent donc trouver des solutions pour construire un leadership qui fonctionne pour dépasser les tensions inhérentes à ce type d’activité. Par ailleurs, à chaque session, nous choisissons une liste de thèmes stratégiques pour l’entreprise : la blockchain, le big data, l’économie collaborative…. Ensuite, ce n’est pas la liberté totale, le travail de création est balisé avec une méthode. Il ne s’agit pas de dire vous avez 72 heures, de partir et de revenir 3 jours plus tard. Il y a un parcours en cinq étapes, cinq activités dont je réserve la surprise aux prochains participants de ces formations.

Pouvez-vous au moins nous dire comment ça commence ?

Nous les faisons d’abord travailler sur le don. Nous leur demandons d’aller échanger par exemple le carton d’invitation au vernissage pour créer de la valeur pour son projet. Ça n’a l’air de rien mais pour un cadre dirigeant aller échanger ce bout de carton dans la rue ce n’est pas forcément évident. Il a l’habitude de décider, éventuellement avec ses pairs. Là, on lui dit : "l’homme de la rue va vous apprendre quelque chose". C’est un changement d’attitude. Ceci dit, avec cet exercice de troc, nous voulons leur montrer qu’on peut obtenir un bien contre un autre, mais surtout qu’en créant un échange, l’autre peut vous apporter beaucoup plus. Vous allez parler avec la personne et elle va vous demander ce que vous faîtes et peut être que son beau frère, son cousin ou le meilleur ami de sa femme travaille dans le domaine qui vous intéresse. Ainsi, la personne va revenir avec plus qu’un objet B échangé contre un objet A. Il construit des liens.

Le don n’est que la première étape. Il est suivi du détournement, de la dérive, la destruction et enfin du dialogue. Chacune de ces activités commence par une conférence que j’anime avec Pierre Tectin. Il insiste sur la dimension artistique tandis que je soulève les enjeux d’innovation.

A quoi sert ce parcours ?

A les faire progresser dans leur œuvre d’art contemporain. C’est un parcours pensé pour enrichir leur travail. Du fait de mon expérience, je commence à connaître les réactions. Par exemple, au début, ils sont souvent soit sceptiques soit très enthousiastes. Ensuite, le premier jet créatif ressemble souvent à une dissertation de prépas ou à un discours de ministre. Avec Pierre, nous sommes là pour repousser leurs limites. Nous voulons un "monstre", au sens que donnait l’écrivain Maurice Barrès à ce mot, c’est-à-dire quelque chose de brouillon mais qui soit vraiment original. Au début, il faut les pousser à aller plus loin, alors que souvent à la fin, il faut leur demander d’ôter, d’épurer, de se recentrer sur leur singularité. Nous devons aussi les aider à mesure que le projet se matérialise pour gérer les questions techniques : certains vont se lancer dans du moulage... sans forcément en connaître les contraintes.

De même, en cours de création, il y a des phases de déprime du type "on n’y arrivera pas". Tous les artistes, tous les écrivains – et tous les entrepreneurs - connaissent ça.

Vous exposez les œuvres uniquement pour mettre la pression sur les élèves ou les professionnels ?

Bien sûr que cela crée une tension : il n’est plus possible de reculer tout le monde le sait. Mais c’est aussi un moment important car l’œuvre se met à vivre sans son créateur. Elle devient un sujet de dialogue, de polémique éventuellement. Souvent, les cadres ou les étudiants sont surpris par les réactions que suscite leur travail. Ils disent qu’ils ne s’attendaient pas à de telles réactions d’intérêt.

Outre le plaisir de créer une œuvre en trois jours, qu’apprennent les participants à ces séminaires ?

Pour moi, deux enjeux émergent de cette confrontation avec la création artistique. Le premier enjeu consiste à amener les participants à poser des questions nouvelles. Ils ne se contentent pas d’apporter une réponse différente, ils doivent trouver une question originale. Le deuxième enjeu est qu’ils apprennent ainsi à travailler avec des méthodes agiles. Ce sont deux choses qui peuvent leur servir ensuite pour l’innovation. J’ai appelé cette démarche l’art thinking, en référence au design-thinking.

Au-delà de ces compétences professionnelles, cela apprend ou réapprend des choses à chacun sur lui-même. C’est une méthode pour sortir de sa zone de confort. Cela les interroge aussi sur la façon de parler de ses convictions personnelles à travers une forme.

Pour les cadres dirigeants, c’est aussi une bouffée d’air frais. Les entreprises ont souvent séparé les créatifs des gestionnaires. D’un seul coup, ces derniers découvrent qu’ils peuvent faire un lien entre leur personnalité et le monde professionnel, alors que depuis des années ils ont appris à laisser à la porte de leur employeur ce qu’ils ont de plus intime.

Pour illustrer cette interview nous avons choisi une photo d’une des œuvres. Pouvez-nous nous en parler ?

C’est une œuvre qui a émergé lors d’un séminaire à Madrid en 2013. L’équipe l’a réalisé en travaillant sur le thème de l’économie collaborative. Ils ont imaginé une pierre tombale où l’on porterait outre le nom et les dates de naissances et de mort de la personne, son score de popularité matérialisé sur les plates-formes en ligne par des étoiles, et son rang de popularité dans la population mondiale. C’est une réflexion sur la notation par les pairs qui est de plus en plus omni-présente. Nous pouvons faire l’hypothèse que nous sortons de sociétés où un pouvoir vertical s’imposait sur les individus par une nouvelle forme de pouvoir des pairs qui notent et jugent en permanence. Depuis ce travail, j’ai lu que le gouvernement chinois utilisait les notes des gens sur les réseaux sociaux pour apprécier leurs actions, leurs comportements. L’artiste ici avait anticipé une question qui va de plus en plus se poser…. On retrouve ici l’idée de l’art comme visionnaire, comme avant-garde critique….

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