L'usine à asticots de la start-up canadienne Enterra pour nourrir les saumons d'élevage
Une jeune entreprise de Colombie britannique industrialise la production de larves de mouche. Objectif : offrir une alternative à la farine de poisson sauvage comme aliment dans les élevages piscicoles.
A Langley, à quelques dizaines de kilomètres du port de Vancouver, sur la côte canadienne du Pacifique la "ferme" d’Enterra est très particulière. D’abord, par le nombre astronomique de ses pensionnaires, ils se comptent en dizaine de millions et ensuite par la nature de ceux-ci. Il s’agit d’une espèce d’insecte, la mouche soldat (Hermetia illucens) et surtout d’une masse énorme de ses larves.
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Grouillant en tous sens sur de vastes plateaux d’acier dans de grands bâtiments chauffés, les asticots sont élevés au rythme de 15 tonnes par jour et nourris avec des déchets de l’industrie alimentaire, de la restauration ou de la distribution.
C’est avec ce cheptel singulier que la start-up Enterra créée en 2011 par Brad Marchant, un serial entrepreneur de Colombie britannique veut faire sa place dans un nouveau business. Le but : bouleverser le marché de l’alimentation des poissons d’élevage, saumons et truites.
Un pari auquel croient des business angels canadiens qui ont injecté au total 7,5 millions de dollars dans la jeune société. Elle réalise déjà plusieurs millions de dollars de chiffre d’affaires et emploie une trentaine de salariés.
La création d’Enterra a notamment été initiée par Robert Suzuki, 80 ans, écologiste canadien réputé qui siège au board de la jeune entreprise.
Une alternative au "poisson fourrage"
"L’idée est simple, ces larves croissent vite et constituent une source importante et de bonne qualité de lipides et protéines. Séchées, normalisées, elles peuvent remplacer en partie la farine de poisson sauvage dans les formules d’aliment pour l’élevage de poissons", explique Victoria Leung, directrice du marketing d’Enterra.
Constituant principal de celles-ci le "poisson fourrage", souvent pêché au large du Pérou, soustrait aux océans tous les ans des millions de tonnes de petits poissons. En remplacer une partie permettrait de limiter la pression sur le milieu naturel. D’autant que la farine de poisson connait de fortes variations de prix.
Ces facteurs font que les élevages de poisson sont demandeurs de substituts. Cerise sur le gâteau, à ces aspects économiques s’ajoute une notion d’économie circulaire et de proximité, les larves sont alimentées par des déchets locaux. "C’est une bonne histoire à raconter pour l’industrie du poisson d’élevage parfois critiquée pour son impact", lance Victoria Leung "mais notre but est d’être rentable en proposant un produit à un prix équivalent à la farine de poisson".
Sur des concepts proches mais avec d’autres espèces d’insectes, plusieurs entreprises à travers le monde sont d’ailleurs en train de se lancer sur ce créneau comme AgriProtein Technologies en Afrique du sud, Entologics au Brazil, Protix aux Pays Bas ou encore Ynsect en France.
Si Enterra a misé sur la mouche soldat noire, espèce nord-américaine, c’est qu’elle croit vite et ne pique pas. Vectrice d’aucune maladie, cet insecte n’a pas d’autres fonctions que reproductrices au stade adulte.
Ce principe posé, les gros défis d’Enterra et le gage de sa réussite financière sont techniques. Quatre années de développement ont été nécessaires pour passer du stade du laboratoire à la production industrielle, voilà un peu plus d’un an lors de l’investissement dans l’élevage de Langley qui s’étend sur 7 hectares.
"Il nous a fallu par exemple trouver les bons supports pour les œufs afin de pouvoir les collecter. Nous avons opté pour des sortes de nid d’abeille en plastique", explique Reed Radley, un vieux routier de l’industrie, spécialisé dans le passage à grande échelle de procédés pilotes.
Pas de gaspillage alimentaire avec les larves de mouches
Le process complet consiste à la reproduction des mouches (qui comme dans la nature meurent ensuite) dans des cages, la collecte des œufs, l’élevage des larves dans de grands bac métalliques arrosés chaque jour par une sorte de purée liquide qui nourrit les insectes, puis en phase finale, la collecte des larves.
Celles-ci passent ensuite dans un tunnel de séchage à haute température pour les transformer en produits commercialisable : larves entières, farine ou huile obtenue par pression.
Enterra vends aussi du " fumier d’asticots", le digestat des larves qui fait un excellent fertilisant.
La phase d’élevage des larves dure environ trois semaines. La nourriture est constituée non de véritables déchets, c’est interdit, mais plutôt de produits alimentaires n’ayant pas été consommés : produit de boulangerie en limite de DLC, déchets propres et épluchures de l’industrie des plats préparés etc… Broyés, ces produits sont réduits à l’état de liquide pâteux, étendu à intervalle régulier sur les grands bacs à asticots d’une dizaine de mètres carrés.
Outre la commercialisation (la demande est déjà très forte) une part essentielle de la réussite économique repose sur le fait de disposer d’une zone de collecte de déchets suffisamment fournie dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres autour de la ferme. D’autant que les fournisseurs payent pour l’enlèvement des déchets en lieu des taxes pour la mise en décharge.
Enterra entend à terme essaimer plusieurs fermes au Canada ou ailleurs. Ses produits ont été autorisés aux Etats-Unis où se fait pour l’instant l’essentiel de ses ventes… mais pas au Canada. "Le processus bureaucratique est très long car il s’agit d’un produit de rupture", explique Victoria Leung.
Mais déjà une entreprise suisse a contacté Enterra pour exploiter son procédé, non sur les bords du Pacifique mais sur ceux du Léman.
Pierre-Olivier Rouaud, à Vancouver
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