L'invention de l'ingénieur-designer (1/2)
Ingénierie et design sont les deux volets inséparables de la conception des objets (produits, services, machines, systèmes) dès lors qu’ils ont un usager, un utilisateur, un opérateur ou un consommateur. Pour L’Usine Nouvelle, Alain Cadix, ancien directeur de l'ENSCI-Les Ateliers, conseiller (technologie et design) au CEA / CEA Tech, membre de l'Académie des technologies, expose régulièrement sa vision du design, comme approche renouvelée de la conception, et montre son importance pour l’industrie française et sa compétitivité.
L'Institut Mines Télécom, établissement public de recherche et d'enseignement supérieur de grande renommée, formant principalement des ingénieurs, a publié récemment le Portrait de l'ingénieur 2030. Cette étude, présentée comme un "élément de réflexion et d'échange" pour les composantes de l'Institut, est intéressante pour un cercle plus large de lecteurs. Nous ne reprendrons pas ici toutes ses préconisations. Nous nous intéresserons (et pour cause…) à la figure centrale mise en exergue, celle de l'ingénieur-designer.
Les capacités du designer dont il conviendrait que l’ingénieur se dota
Les trois fils conducteurs du portrait de l’ingénieur 2030 sont la mutation de l’univers concurrentiel (mondialisation, numérique, transition énergétique…), son "horizontalisation", marquée par la diffusion du collaboratif et l’accélération des innovations, et enfin l’hybridation des cultures et des expertises pour renforcer la résilience et l’adaptabilité des systèmes. Le design, considéré ici comme un "espace privilégié des hybridations", est annexé à la pratique de l’ingénieur.
Mais la raison d'être de l’ingénieur-designer est plus large et ses traits sont multiples : aptitude aux "hybridations conceptuelles pour créer de la rupture", "capacité à contourner" les évidences autant que les obstacles, "puissance de reformulation" d’une activité d’entreprise comme d’un cahier des charges, "dépassement du savoir technique" et "capacité à apprendre sans cesse", "art des interfaces", "capacité à prototyper rapidement"… Autant d’atouts dont peut se prévaloir un designer (dans la plénitude de son exercice), et dont il conviendrait, selon l’Institut Mines Télécom, que l’ingénieur 2030 s’empara.
Malgré des qualités indéniables, ce portrait de l’ingénieur-designer laisse apparaitre une contradiction et révèle un manque. Quelle est la contradiction ? Il est maintes fois affirmé que l’ingénieur-designer doit s'inscrire dans la rupture : "puissance conceptuelle" et "pensée de rupture" sont requises. "La capacité à trouver la rupture est une attente centrale". Un "changement de business model ne peut avoir lieu par innovation incrémentale ou par optimisation", des solutions radicales s’imposent. Mais en même temps, il est préconisé que l’ingénieur-designer fasse de l'usager l'alpha et l'oméga du processus innovant : "l’immersion préalable dans les usages fait partie de [son] hygiène mentale". Ces deux injonctions ne sont pas, ou rarement compatibles.
Les game changers ne jouent pas avec les usagers
Les usagers ne sont pas porteurs de ruptures, celles qui font de leurs promoteurs des game changers (des personnes qui modifient les règles du jeu). Des firmes comme Apple ou Ikea ne procèdent pas comme il est suggéré ici. Elles ne se préoccupent pas vraiment, au moment de la conception de leur offre, de ce que veulent les gens. Les études utilisateurs en amont ne présentent pas à leurs yeux de valeur ajoutée. C’est la conviction qu’expriment par exemple les managers d’Apple : "Nous construisons notre marque à travers la création de produits 'géniaux' que nous pensons ensuite être adorés par les gens". Ikea partage cette même philosophie : "Nous montrons aux gens le chemin". Dyson fait de même. Ces firmes sont guidées par une vision claire du monde et du rôle qu’elles entendent y jouer et témoignent d’une culture propre qui les rend uniques. Cela n’exclut pas qu’elles puissent recourir à des tests utilisateurs lorsqu'elles mettent au point de nouvelles offres.
Les usagers et les consommateurs raisonnent toute chose restant égale par ailleurs. Ils ne traitent que des possibilités offertes par la technologie actuelle, ou connue d’eux. Jamais "l’immersion préalable dans les usages" des calèches n’aurait débouché sur l’invention du moteur à explosion et de l’automobile. Ici, comme en balistique, toute trajectoire est fonction des conditions à son origine. En partant des problèmes concrets du quotidien, en pratiquant la résolution de problèmes tel qu’il est recommandé, l'incrémental s’impose. Ce n’est pas négatif en soi : nous avons besoin d’une amélioration continue de l’existant, mais rapidement l’originalité des solutions s’émousse et l’asymptote apparait.
Le design c’est aussi l’art de la forme
Evoquons, pour conclure, la part du portrait laissée dans l’ombre : la dimension formelle et esthétique du design. Ici, point de poésie, d’imaginaire, d’évocations sensorielles, qui sont pourtant le sel de la conception. Est absente, entre autres, la capacité de représentation du designer, dont la puissance cristallisatrice et la force de projection sont déterminante dans les processus innovants. Ici point de place non plus pour le songe, la méditation, la contemplation, terreaux fertiles à l’étincelle créatrice, à la fulgurance visionnaire. La figure dépeinte prend ses distances par rapport à la dimension artistique du métier de designer, sauf peut-être quand sont abordés les effets induits de l’acte créateur : "Il n’y a pas de développement créatif sans accroissement d’anxiété". Ce stress en partage ne compense pas la carence artistique de la figure envisagée de l’ingénieur-designer. À suivre, dans "L'invention de l'ingénieur-designer (2/2)".
Alain Cadix, ancien directeur de l'ENSCI-Les Ateliers, conseiller technologie et design au CEA / CEA Tech, membre de l'Académie des technologies
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