[L'interview management] "Si les réseaux sociaux d'entreprise sont peu utilisés, c'est par manque de règles quant à leur utilisation" explique Jean Pralong
La chaire Intelligence RH et RSE de l'IGS publie ce jour une étude sur la réelle utilisation des réseaux sociaux. Son titre "mode collaboratif ou collaboratif à la mode ? Pourquoi les réseaux sociaux peinent encore à développer des comportements collaboratifs" résume le propos. Professeur titulaire de la chaire et responsable de l'étude, Jean Pralong a accepté de répondre à nos questions. Il explique pourquoi les réseaux sociaux d'entreprise peinent à remplir leurs objectifs, reproduisant la hiérarchie en place, alors qu'ils sont censés la dé-silloter. Il propose aussi des pistes pour sortir de l'impasse. Pour que les salariés s'emparent des réseaux sociaux, il faut écouter leurs craintes et y remédier via la négociation.
L’usine Nouvelle : Pourquoi vous intéressez-vous aux réseaux sociaux d’entreprise, dont le coût mensuel par employé est de 5 euros selon vos calculs ?
Jean Pralong : Sans que l’on s’en rende vraiment compte, on investit des sommes importantes dans les réseaux sociaux d’entreprise RSE. Il y a une raison à cela : on mise dessus pour changer les comportements. L’idée qui prévaut à leur adoption est que c’est la clé de voûte du changement.
Au départ de l’étude, mon étonnement venait du fait qu’on dépense autant d’argent alors que Facebook est gratuit. Très vite, la question posée a été pourquoi les salariés ne s’en servent pas davantage, pourquoi y’a-t-il un tel écart entre les usages privés et professionnels.
Votre étude révèle de faibles taux d’adoption. Surtout, les réseaux sociaux échouent partiellement à casser les fameux silos : les salariés s’inscrivent plus facilement aux groupes créés par leur chef.
La bureaucratie en tant que forme d’organisation du travail fait de la résistance. La vision du salarié passe par son chef. C’est une relation qu’on connaît qu’on pense fiable, on passe par lui quand on a un problème, quand on veut obtenir de la reconnaissance. Les salariés vont sur les RSE avec cette approche.
Prenez l’exemple d’une entreprise avec un réseau de bureaux sur tout le territoire. Il semble logique qu’on puisse créer sur le RSE un groupe réunissant toutes les personnes qui exercent la même fonction, où qu’ils soient. On se dit qu’ils vont échanger les bonnes pratiques et que tout le monde y gagnera. Que se passe-t-il dans les faits ? Les salariés se méfient de ce qu’ils disent, des traces qu’ils pourraient laisser et préfèrent continuer à aller voir leur supérieur quand il y a un problème.
La littérature en management a-t-elle identifié des conditions à réunir pour qu’une nouvelle technologie, un nouvel outil soit adopté ? Sont-elles réunies pour les RSE ?
Un outil peut réussir à changer les comportements à deux conditions. Il faut supprimer l’outil précédent. Cela signifie qu’il faudrait arrêter le mail, le téléphone, la machine à café… On voit bien que ce serait absurde. En outre, il faut adopter des règles très claires. Le problème ce n’est pas l’outil mais les usages. Il ne suffit pas de mettre à disposition un nouvel outil. Il faut expliquer comment on peut s’en servir et rassurer les personnes sur les craintes légitimes qu’elles peuvent avoir.
Quelles sont ces craintes ?
Le salarié s’inquiète des traces qu’il va laisser. Reprenons l’exemple précédent. Imaginons qu’un membre du groupe pose une question parce qu’il a un problème et qu’un salarié d’une autre agence de cette entreprise en réseau réponde. Soit sa solution est juste et a priori tout le monde est content. Mais que se passe-t-il si la réponse qu’il apporte est mauvaise, si elle n’est pas très originale ? Le salarié va craindre que son manager lui reproche de donner une image négative de son service, de son équipe. Et cette erreur lui sera-t-elle reprochée lors d’une évaluation ? Ou plus tard ? Les RH vont-elles le savoir ?
Ce n’est pas si simple que ça d’aller publier quelque chose sur le RSE. La règle qu’il faudrait promouvoir pour répondre à toutes ces craintes par exemple, serait de s’engager sur le droit à l’oubli ou d’indiquer que seuls les membres d’un groupe peuvent lire ce qui s’y dit. Ou encore que les réponses sur le RSE ne pourront en aucun cas être utilisées lors des évalutations.
Mais les entreprises ne forment-elles pas à l’utilisation des RSE ?
Dans les entreprises que nous avons étudiées, nous avons observé deux types d’erreurs classiques à ce sujet. L’entreprise forme à la technique et à rien d’autre, ce qui ne résout pas le problème dont on vient de parler, d’autant que souvent les personnes ont l’habitude dans leur vie privée d’user de tels outils.
L’autre erreur est de sous-estimer le problème posé par l’expression écrite pour certaines populations. Le RSE demande de maîtriser l’écrit de façon subtile. Pour certaines personnes, il va y avoir la peur de faire des fautes, ou elles ne vont pas avoir le bon niveau de langage. Ce n’est pas rien d’écrire pour des gens qu’on ne connaît pas directement, alors que leur avis peut avoir une influence sur l’image, la réputation de celui qui écrit.
Récemment, j’ai rencontré des salariés d’une agence de publicité qui ont massivement adopté un RSE. Cela semble contredire vos conclusions non ?
Je ne crois pas. Une agence de publicité c’est une entreprise où tout le monde est cadre, donc familier avec une certaine autonomie. Et puis, ce sont des personnes qui maîtrisent le langage, c’est même leur métier. S'exprimer par écrit ne leur pose pas de problème, ils savent utiliser l’ironie, le second degré. Dans les entreprises, tout le monde n’a pas cette aisance.
Vous mettez en évidence plusieurs groupes qui utilisent les RSE, notamment ceux que vous appelez les tactiques. Qui sont-ils ?
Ce sont ceux qui les utilisent de façon politique. Ils ont compris que c’est à la mode, que c’est bien vu d’y aller. Ils le font pour être bien considérés, mais sans prendre trop de risques. Ils vont liker la communication des RH sur un nouveau contrat gagné par l’entreprise, répondre aux demandes de leurs chefs… Ce sont les rois du « bon courage », « je comprends ton problème, bonne chance ». Cette attitude tend à décrédibiliser le RSE aux yeux des autres.
Revenons aux promesses de désilotage, pour parler comme dans les entreprises. Qu’en est-il finalement ? Les RSE participent-ils à ce décloisonnement tant rêvé.
L’effet est inverse. Au lieu de créer des canaux de communication nouveaux comme promis, les RSE dans la réalité créent un canal supplémentaire qui reproduit la hiérarchie, l’organisation existante.
Que faire alors parce qu’on ne va pas désespérer la Silicon Valley en disant que les outils digitaux sont inutiles quand même ?
Il faut négocier sur ces sujets en abordant ces questions de façon très pratique, très concrète, au ras du poste de travail. Pour cela, je trouve qu’il y a deux bonnes nouvelles : la norme ISO26000 sur la responsabilité sociale et environnementale est en train d’être réécrite et intègre la responsabilité numérique. C’est une formidable occasion d’aborder toutes les questions que nous avons évoqué. En outre, les ordonnances sur le travail induisent qu’il sera possible de négocier des accords d’entreprises au plus proche du travail. Je crois vraiment qu’il faut négocier sur ces sujets au plus près.
Pour changer les comportements, il va falloir changer les règles, changer les droits et les devoirs. L’entreprise sort de 150 ans de bureaucratie, il ne suffit pas d’installer un RSE pour en sortir. C’est un travail beaucoup plus profond qui est demandé.
Les nouvelles règles à instaurer doivent répondre à ce que j’ai évoqué pendant l’interview. Il faut se pencher sur ce que signifie écrire, collaborer, s’exposer au regard des autres.
Par exemple, on peut imaginer des chartes où il serait clairement indiqué que si un salarié exprime un besoin d’aide sur un RSE, son expression doit être prise en compte, il faut lui répondre.
De même, il faudrait reconnaître le droit à l’erreur sur les RSE si on veut développer une participation de tous.
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