[L'interview management] "La compétence pour recruter s’est perdue", explique Jean Pralong
Le chercheur Jean Pralong - directeur de la recherche du lab RH et professeur de RH à l'Ecole de management de Normandie - vient de publier une étude sur les erreurs de recrutement dues au trop-plein d'informations à l'ère numérique. A cette occasion, nous l'avons interrogé sur le process de recrutement tel qu'il est pratiqué en 2020. Où il apparaît que certaines pénuries de compétences dénoncées à haut cri auraient pour origine une perte de savoir-faire du côté des services de recrutement. Un éclairage iconoclaste et passionnant.
L’Usine Nouvelle. - En étudiant l’impact du numérique sur les opérations de recrutement (1), vous avez finalement étudié ce qui fait l’essence du recrutement ? Autrement dit, pour bien automatiser, il faut bien comprendre ce que fait l’être humain ?
Jean Pralong. - Nous sommes revenus sur la prise de décision face à des profils. Le recruteur est un homme ou une femme comme les autres. Si on lui soumet des profils avec beaucoup d’informations, il a des difficultés à les traiter et ce, d’autant qu’on lui laisse peu de temps pour le faire. Résultat : que fait-on dans ce contexte ? L’attention est attirée par une information qui pourrait résumer le candidat, de façon stéréotypée.
Ce que montre notre étude, c’est que tant que le faux profil qu’on a présenté au recruteur est court, tout se passe plutôt bien. Si le profil est plus long - comme ceux qu’on trouve typiquement en ligne sur les sites spécialisés -, le recruteur fonce sur le stéréotype.
Et donc, on va faire une erreur ?
Quand la masse d’informations est trop importante, l’interprétation stéréotypée est difficile à éviter. Pour un poste de comptable, voir que la personne joue au foot va la handicaper car l’image sociale du footballeur (extraverti, dynamique et jouant collectif) n’est pas celle du comptable (introverti, concentré et solitaire). A l’inverse, jouer au jeu vidéo va être un atout pour un tel poste. Il est seul, devant son écran, tel le comptable qu’on imagine.
Si on se place du point de vue du candidat, plus il remplit son profil, ce que les sites l’incitent à faire, plus il risque d’être sélectionné sur un stéréotype ?
Plus on remplit son profil sur Internet, plus on pense donner des informations utiles pour le recrutement, mais en réalité plus on complexifie le travail du recruteur. Je conseille aux candidats de résister à la tentation de mettre des informations sympathiques sur ce qu’ils sont, sur leurs loisirs.
L’utilisation d’outils numériques a-t-elle abouti à une déqualification du recruteur ?
Soyons clairs, l’étude ne met pas en cause les recruteurs. Comme je viens de vous le dire, ils font comme le ferait toute personne soumise à beaucoup trop d’informations à traiter. Ce n’est donc pas un problème de professionnalisme. Ils ont pris l’habitude de lire vite un profil. Un recruteur a pris l’habitude de se faire une opinion en moins de 5 secondes. C’est lié aux conditions de travail, le nombre de postes qu’ils ont à pourvoir est souvent trop important pour leur laisser le temps d’analyser chaque profil.
A une époque, l’activité de recrutement était lente, très lente. Je me souviens il y a quelques années avoir vu des recruteurs s’enfermer dans un bureau avec une pile de CV et un stylo. Ils les décortiquaient. Aujourd’hui, il faut faire vite.
Que s’est-il passé ? Est-ce lié au gel des recrutements à la fin des années 2000 avec la crise ?
Oui, on a supprimé les départements recrutement. On a confié le recrutement aux RH de proximité, les fameux "RH business partners". Mais quand l’emploi est reparti, ils ont peu à peu été débordés par cette activité. Afin de les aider, on recrée des cellules de recrutement, cette fois peuplées de jeunes. Je vois que les jeunes diplômés qui sortent des master RH font du recrutement. C’était inenvisageable dans le passé.
Un dirigeant d’entreprises me disait que si on voulait recruter aujourd’hui, il fallait commencer par recruter un talent manager. C’est à ce point là ?
La compétence à recruter s’est perdue. En plus, l’arrivée du digital a donné l’impression que tout avait changé, qu’il fallait voir autrement, que tous les profils étaient en ligne. Ce n’est pas vrai. Les fondamentaux d’un bon recruteur restent.
Quels sont-ils ?
Un recruteur sait négocier avec le manager pour connaître son besoin réel. Il ne confond pas le besoin et la demande, le fameux mouton à cinq pattes pour pas cher. Il va confronter les besoins exprimés par le manager avec les possibilités du marché, négocier s’il le faut…
En outre, il faut raisonner pour l’entreprise, pas pour un manager. Le manager a des exigences à court terme, quand l’entreprise a des besoins à moyen voire long terme. Le dernier rôle des équipes de recrutement est d’éduquer les managers.
Cela pourrait expliquer certaines pénuries de talents dont on parle ?
Oui partiellement. La “juniorisation” du recrutement fait qu’on prend la commande sans la requalifier. Parallèlement, avec le numérique, il y a l’idée que forcément le bon candidat est sur LinkedIn ou les réseaux sociaux, alors on continue de chercher pendant des semaines, au lieu de requalifier le besoin.
Ce que vous décrivez ressemble beaucoup aux comportements sur les sites de rencontres genre Tinder ?
Oui, il y a cette idée d’un univers infini où on trouvera forcément la bonne personne, alors que tout dépend des critères de départ que l’on a défini.
Quel rôle ont joué les outils numériques dans ce phénomène ? J’ai l’impression que de nombreuses start-up proposent leurs services en en faisant une question d’intelligence artificielle ou d’appariement ? Tout ça ne montre-t-il pas une sorte de fascination pour la technique qu’on utilise sans trop savoir comment ça marche mais c’est l’ordinateur qui dit…
Trouver des candidats pour un poste est un métier difficile, exigeant. Beaucoup de personnes ont l’air de penser que c’est facile à faire avec des plateformes.
Sur l’intelligence artificielle, il faut rappeler que c’est un outil : c’est là pour faire ce qu’on fait mal sans, pas pour aller plus vite.
Je vais vous raconter une anecdote qui en dit long : j’ai assisté à une présentation dans une banque d’un outil pour faire correspondre des postes et des compétences. Le résultat était bon une fois sur deux. Les gens étaient plutôt enthousiasmés par ce résultat. Un sur deux, c’est le hasard !
En outre, beaucoup d’outils trouvent des régularités, avec ou sans biais. Le problème c’est que souvent on ne sait pas les expliquer. On les constate et puis c’est tout. La valeur, c’est de savoir expliquer.
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L'intégralité de l'étude peut être consultée ICI
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