[Interview management] "L'entreprise libérée est le contraire des démarches de qualité de vie au travail ou d'équilibre vie privée vie professionnelles", estime Isaac Getz

Isaac Getz a publié en novembre dernier L'entreprise libérée aux éditions Fayard. Il revient dans cet essai sur les sources du succès de ce concept, sur la spécificité du manager libérateur . Il ouvre aussi de nouvelles pistes, s'interrogeant notamment sur le rôle de l'école. Et si pour libérerer l'entreprise, il fallait commencer par libérer l'école ?

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[Interview management]

L’Usine Nouvelle - Vous continuez de promouvoir l’entreprise libérée. Que répondez-vous à ceux qui pensent qu’une entreprise ne peut pas fonctionner sans un minimum d’organisation ?

Isaac Getz : Qu’ils confondent la question de l’organisation et celle de la coordination. Toute activité humaine complexe où règne la division du travail demande de la coordination. Déjà, au dix-huitième siècle, Adam Smith l’écrivait. Dès lors, la question est de savoir comment coordonner au mieux, pour l’entreprise mais aussi pour les individus. Depuis la Révolution industrielle, cette question a été formulée d’une façon très particulière : comment encadrer le plus grande nombre de personnes en mobilisant le moins d’encadrants possible ? La solution à cette formulation mathématique d’optimisation est l’organisation hiérarchique.

Ce que je propose avec d’autres c’est de formuler le problème de coordination autrement, d’une façon qui change tout. Pour coordonner le travail, demandons-nous "comment l’organiser pour que les individus puissent SE coordonner au mieux ?". J’insiste sur le SE. L’entreprise libérée est une des approches qui permet cette auto-direction des équipes et elle le fait en créant un environnement organisationnel fondé sur la confiance et la liberté.

Ceux qui pensent que l’entreprise libérée est un moyen de réduire la masse salariale ou même d’améliorer radicalement la performance économique n’ont pas vraiment saisi cette philosophie. La démarche de libération se préoccupe d’abord et avant tout de l’humain. Et s’il y a des bénéfices collatéraux - à savoir la performance économique exceptionnelle - c’est tant mieux, mais ce n’est jamais le but premier.

Par ailleurs, la libération de l'entreprise évite des dommages collatéraux, comme le désengagement généralisé ou le stress, deux phénomènes qui coûtent très cher aux entreprises. Le fond de l’entreprise libérée est le bon sens : offrir aux salariés un environnement qui remplit leur besoins psychologiques fondamentaux. Du coup, il leur donne l’envie de venir travailler chaque matin et donner le meilleur d’eux-mêmes. Cela étant dit, libérer une entreprise n’est pas simple—c’est une épreuve surtout au niveau du patron.

Justement vous avez parlé de leader libérateur. A quoi reconnaît-on un bon libérateur ?

Pour ce qui concerne le manager, c'est quand il devient un leader serviteur de son équipe. Il ne vérifie pas que les gens ont bien fait leurs heures et ne partent pas cinq minutes avant l’heure prévue. Il veillera plutôt à ce que les gens ne travaillent pas trop, ne s’épuisent pas au travail.

En outre, le leader libérateur a des compétences pour transformer l’organisation. C’est d’abord un patron—d’une PME ou d’une BU—car seul le patron peut le faire d’un point de vue légal. Quant à leur profil, j’en ai croisé aussi bien chez des X Mines et des énarques que chez des autodidactes purs et durs.

Ce que j’ai observé cependant c’est qu’ils adhèrent tous à des valeurs égalitaires. Ils ne se considèrent pas comme des êtres meilleurs, qui valent davantage que les autres. Certains ont dû d’ailleurs faire un travail sur eux-mêmes pour abandonner leur ego et apprendre à lâcher prise. Aussi, ils croient aussi que toute personne a des dons et que les gens préfèrent s’auto-diriger plutôt qu’être dirigés.

C’est pour cela que vous êtes critique sur les démarches promouvant l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, qui empruntent parfois le vocabulaire de l’entreprise libérée ?

Ce qui me semble erroné dans cette démarche c’est qu’elle véhicule l’idée que le travail ne fait pas partie de la vie. Il y a la vie d’un côté et le travail de l’autre. C’est donc une approche qui reprend l’idée que le travail étant un lieu où les individus souffrent, l’entreprise y remédie par quelques mesures spécifiques. L’entreprise libérée est une démarche beaucoup plus puissante puisqu’elle a pour point de départ la recherche du bien-être de l’individu sur son lieu de travail à travers la satisfaction de ses besoins psychologiques fondamentaux

Pour les mêmes raisons, je trouve que souvent les démarches dites de qualité de vie au travail passent à côté de l’essentiel. On part du principe que le travail ne s’exerce peut-être pas dans de bonnes conditions matérielles. Certes, les conditions matérielles doivent être bonnes, mais ce n’est pas parce que le salarié jouit d’un meilleur siège ou d’une crèche d’entreprise qu’il estime qu’on fait confiance à son intelligence ou qu'on lui donne possibilité de se réaliser. A la limite, si une entreprise concurrente lui offre une meilleure qualité de vie il quittera son entreprise actuelle. Il n’est donc pas engagé. Le changement à réaliser doit être beaucoup plus profond si on veut que les salariés aient envie chaque matin de venir et de donner le meilleur d’eux-mêmes.

Dans votre livre vous consacrez un chapître à l’éducation. Qu’est ce qui vous a amené à vous y intéresser ?

Moi-même je suis enseignant, je me suis donc intéressé à ces questions. J’ai toujours pensé que les élèves devaient venir à mon cours parce qu’ils avaient du plaisir à y apprendre quelque chose, pas parce qu’ils se sentent obligés.

En 2010, j’ai visité une école à Brooklyn. C’était peu de temps après la publication de "Liberté et Cie" aux Etats-Unis et le directeur m’a dit "on fait ici ce que vous décrivez dans votre livre". Cela m’a conduit à réfléchir au parallèle entre le monde de l’entreprise et le monde éducatif.

Dans l’univers du travail, la relation entre le supérieur et le salarié se repose sur la subordination et le contrôle. Trop souvent à l’école, la relation entre le maitre et l’élève se repose sur le même principe de l’autorité et le contrôle. Cependant, comme c’est le cas dans l’entreprise libérée où la relation se fonde sur la confiance et l’auto-contrôle, à l’école la relation entre l’éducateur et l’enfant peut aussi se fonder sur la confiance et la responsabilité. Il existe des écoles qui le font, qu’il s’agisse des établissements Montessori ou des écoles qui appliquent la pédagogie Freinet. Les approches d’enseignement alternatives existent depuis un siècle. On a assez de recul pour en mesurer les résultats positifs. Il est temps de transformer les méthodes pédagogiques au sein de nos écoles publiques et privées. Contrairement à ce qu’on croît, de nombreux enseignants le font déjà ou sont prêts à le faire. Le film récent de Judith Grumbach "Une idée folle" le montre bien. Pour ma part, j’en ai recueilli aussi de nombreux indices. Changer la relation éducateur-enfant au sein de l’école est important pour la société mais aussi pour les entreprises. Plutôt que recruter des salariés formés à l’obéissance, les entreprises peuvent avoir des salariés habitués à prendre l’initiative et assumer la responsabilité.

Vous pouvez lire un extrait de l'entreprise libérée sur le site des éditions Fayard en cliquant ICI

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