INFORMATIQUEPasser du Minitel à Internet, pas si facile !Lionel Jospin prône une " migration du Minitel vers Internet ". Cette transition risque d'être plus difficile qu'il n'y paraît. Tant du point du vue économique que culturel.
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Passer du Minitel à Internet, pas si facile !
Lionel Jospin prône une " migration du Minitel vers Internet ". Cette transition risque d'être plus difficile qu'il n'y paraît. Tant du point du vue économique que culturel.
C'est officiel : " Le Minitel risque de constituer progressivement un frein au développement des applications nouvelles et prometteuses des technologies de l'information. " En s'exprimant ainsi à l'Université d'été de la communication d'Hourtin, le Premier ministre, Lionel Jospin, rompt brutalement avec la tradition qui veut que " Minitel " ne puisse se prononcer que comme " splendide illustration du génie français ". Et, du même coup, il réhabilite Internet, que la France se plaît à diaboliser. Voilà donc le Minitel devenu " frein ". En bonne logique, parmi les grandes lignes de son programme pour " préparer l'entrée de la France dans la société de l'information ", Lionel Jospin souhaite ainsi que " France Télécom pro- pose des mesures incitatives afin de favoriser la migration du très vaste patrimoine de services du Minitel vers Internet ". Miser sur Internet aux dépens du Minitel apparaît comme une décision de simple bon sens. Le premier, réseau mondial, explose. Le second, franco-français, stagne. Il n'y a pas photo. En fait, la transition s'effectuera sans doute moins rapidement qu'on peut l'espérer. Quel est le problème ? Il n'est pas technique. Il n'y a pas de difficultés majeures pour passer du mode Minitel au mode Web. En revanche, Internet devra s'affronter à deux places fortes autrement difficiles à réduire : la première est économique, la seconde culturelle. Le Minitel rapporte 6 milliards de francs. France Télécom en profite largement. Mais il ne conserve environ que la moitié de cette manne. Le reste se répartit entre les centres serveurs qui hébergent ces services et le prestataire de services lui-même. Du coup, inciter France Télécom à migrer ne suffira pas pour emporter le morceau. Il faudra convaincre les deux autres partenaires. Et cela promet d'être beaucoup plus délicat. Avec Internet, France Télécom est en effet déjà assuré de trouver des rentrées de substitution : les communications locales, que tout " internaute " consomme abondamment. Les prestataires de services sur Minitel n'ont pas de tel filet. "Si nous devions abandonner les revenus du Minitel et offrir nos services sur Internet, nous serions amenés à déposer le bilan ", témoigne Dominique Barreau, directrice du développement de Degrif' Tour. L'entreprise, qui, vend, via le Minitel des voyages à prix cassés compense ses très faibles marges inhérentes par les rentrées du Minitel. Une myriade de services se trouve dans ce cas. Côté centre serveurs, la réaction est vive. Dès le lendemain de l'annonce du Premier ministre, Louis Roncin, président du Syndicat national de la télématique, s'étranglait d'indignation : " Je suis choqué par l'intervention du gouvernement. [...] Il ne faut pas migrer sur Internet, mais mettre le Minitel à niveau ", déclarait-il au " Monde ". Cela dit, les " accros " du Minitel disposent d'un argument massue pour justifier leur conservatisme : son modèle économique, autrement dit la tarification de type " kiosque ". La formidable trouvaille qui a permis le décollage du Minitel. Vous vous connectez. Vous payez. Chaque minute, l'opérateur encaisse une somme variable selon les services, dont il reverse une partie aux autres acteurs.
Aucun système de paiement sûr et efficace sur le Web
C'est simple. Tout le monde y trouve son compte : l'opérateur, le centre d'hébergement, les prestataires de services. Même l'utilisateur, qui se voit ponctionné en douceur, n'y trouve rien à redire. Le système est tellement efficace que, depuis quelques années, il a été étendu au téléphone. C'est l'Audiotel, qui a rapporté 2,8 milliards de francs en 1996. Face à cela, Internet doit se faire tout petit. Il est désespérément à la recherche d'un modèle qui permette de rétribuer les services à leur juste valeur. Pour l'instant, n'ayant pas encore trouvé de système de paiement sûr et efficace, le Web navigue entre la gratuité totale, le modèle de l'abonnement (services en ligne) et celui du financement par la publicité. Dans ces conditions se profile une idée a priori séduisante. Plutôt que de " webiser " le Minitel, " minitélisons " l'Internet ! Il suffit d'adapter le modèle kiosque à la consultation d'Internet. France Télécom lancera un tel service cette année. Il a déjà été précédé par Jet Multimédia, qui a lancé en décembre 1996 France Explorer, présenté avec beaucoup d'audace comme l'" Internet gratuit ". Gratuit, France Explorer l'est au sens du Minitel : pas d'abonnement, mais un compteur qui, inexorable, tourne dès la première seconde de connexion. Jet Multimédia compte tripler le nombre de ses utilisateurs d'ici à mars 1998 (100 000 actuellement) et vise " un chiffre d'affaires mensuel de plus de 6 millions de francs " à cet horizon. Cela fait dresser les cheveux sur la tête des représentants de la génération Web. Parmi eux, Jean-Michel Planche, patron d'Oléane, fournisseur d'accès à Internet : " Il y a certes des prestations qui s'accommodent fort bien d'un paiement à la durée. Mais vouloir généraliser le kiosque est une aberration. C'est ne rien comprendre à Internet. " C'est là où l'efficace modèle du Minitel se révèle un vrai boulet. La solution de facilité du kiosque risque de détourner les prestataires de services de la formidable créativité et de l'invention permanente d'Internet. Là ont vocation à coexister gratuité, paiement à l'acte, paiement à la durée, abonnement, publicité..., chacun générant un type de services avec des caractéristiques et des motivations radicalement différentes. A se polariser sur le modèle Minitel, les Français laisseront aux autres les bénéfices de l'innovation.
Sur le Web, il faut séduire pour vendre
L'exemple type du renversement de perspective qu'amène le Web se trouve dans le commerce électronique. Les utilisateurs se satisferont-ils longtemps d'un magasin virtuel dans lequel on commence à payer dès que l'on en franchit les portes, comme c'est actuellement le cas avec le Minitel ? A l'opposé, le commerce électronique sur Internet laisse le client fureter dans les allées aussi longtemps qu'il le souhaite. Il ne paie seulement que lorsqu'il a effectué une transaction. La logique et l'ergonomie du site sont donc totalement différentes. Il faut séduire pour vendre. Faire durer la visite ne suffit plus. La SNCF, qui, en passant, prouve qu'il n'y a pas de fatalité en la matière, démontre de belle façon la rupture qu'introduit Internet. Elle s'est jusqu'ici rempli les poches avec le 3615 SNCF (1,29 franc la minute, 20 millions de connexions par an, d'un coût moyen de 5 francs), qui fournit divers renseignements et permet d'acheter un billet. Elle a ouvert le www.SNCF.com le 4 août dernier. Le site, qui permettra à terme le paiement en ligne, est gratuit.
Une ouverture à l'international
Le changement d'optique est radical. On ne se contente plus de faire payer (indûment...) un service. On vise bien plus : " Internet nous ouvre à l'international. Nous attendons du site qu'il démultiplie les ventes de billets et, peut-être, à terme, qu'il nous permette de réduire les frais de distribution ", explique-t-on. A la SNCF, ce changement de culture, c'est possible ! Combien auront la lucidité (et les moyens...) de suivre cet exemple ? Autre question aux jusqu'au-boutistes du Minitel : si le modèle économique d'Internet est si rédhibitoire, comment expliquer que le nombre de sites ait progressé de 58% depuis le début de l'année, pour atteindre 1,3 million ?
Le terminal de transition ?
Moins de 3 000 francs. Doté d'un écran, d'un navigateur, d'une mémoire et d'un clavier. Ce nouveau type de téléphone/terminal sera, à partir de la mi-1998, capable d'accéder à la fois aux services Minitel et à Internet. Ce " network computer " à la française est actuellement préparé par plusieurs partenaires industriels de France Télécom, notamment Alcatel, Matra et Northern Telecom. Dispensant de l'achat d'un micro- ordinateur pour naviguer sur le Web et utiliser son service le plus apprécié, la messagerie électronique, cet hybride trouve sa raison d'être dans la longue phase de cohabitation Minitel-Internet qui se prépare. L'évolution des acteurs du Minitel dira si c'est pour accélérer la transition ou tenter à tout prix de préserver le Minitel.
USINE NOUVELLE N°2607