"Développeurs et ouvriers du bâtiment partagent la conscience professionnelle de l'ouvrier de métier", explique Benjamin Tainturier

Etudiant en sociologie, Benjamin Tainturier vient de publier aux éditions Eyrolles, "Décoder les développeurs, enquête sur une profession à l’avant-garde". Cet ouvrage est né dans le cadre d’un travail mené pour The Boson Project, dont la présidente-fondatrice Emmanuelle Duez préface l’ouvrage.

Ecrit par un non-codeur, cette analyse offre une analyse dans le monde des développeurs informatiques, aussi omniprésents que méconnus. Interview en avant-première d'un livre qui paraîtra le 25 mai prochain.

 
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La fabrique des développeurs ou les locaux californiens de l'école 42

L’Usine Nouvelle - Comment est née l’idée de cette étude qui est devenue un livre ?

Benjamin Tainturier : Je travaillais à The Boson Project. Lors d’une discussion, le dirigeant d’une entreprise du numérique m'a fait remarquer le management délicat des développeurs. J’ai eu envie d’aller voir ce qui se disait en sociologie du travail sur ce sujet et… je n’ai rien trouvé, car le sujet n’a pas été vraiment étudié. On trouve des articles sur la sociologie d’Internet, sur les débuts du plan calcul... mais rien sur les développeurs. J’ai commencé à faire une recherche, à mener des entretiens approfondis avec une trentaine de développeurs du privé et du public, des hommes et des femmes. Au fur et à mesure, il est apparu que j’avais la matière à faire un livre, alors que nous étions partis pour faire un article de presse !

Vous évoquez un malaise des développeurs. D’où vient-il ?

Il prend largement sa source dans le sentiment d’incompréhension entre les développeurs et leurs managers. Les développeurs ont des managers qui ne codent plus ou pas. Cela vient de l’entreprise à la française, où on promeut les meilleurs professionnels pour en faire des chefs et où les chefs de projet le sont à plein temps.

Or, le développement logiciel change très vite. Dans certains langages, on a des nouveautés quasiment presque tous les jours. Pour continuer à être en prise, les managers devraient continuer à coder continuellement. Cela rend le travail des managers très difficile car ils arbitrent éventuellement les bisbilles au sein des équipes, mais ils accompagnent des équipes bien plus au fait qu’eux des évolutions. Une des manager que j’ai interrogé me disait lucidement : "je dois encadrer des gens qui ont davantage de compétences que moi". Cela créé un hiatus, les développeurs se sentent incompris, ils ont l’impression qu’on leur demande de faire des choses inutiles ou pas de la façon dont on devrait les faire.

Vous parlez de développeurs et non de codeurs. Quelle est la différence entre les deux termes ?

Parler de codeurs est considéré comme étant péjoratif. En caricaturant, je dirai qu’un codeur est souvent considéré comme un mauvais développeur. Beaucoup de personnes codent. Moi-même, pour mes recherches en sociologie, je fais quelques lignes de codes pour paramétrer certains outils. Le développeur ne « pisse » pas du code, si vous m’autorisez l’expression. Il suit un ordre, une architecture, un plan très précis.

Votre recherche montre que le malaise aujourd’hui vient de loin, quasiment des débuts de ce qu’on appelait encore l’informatique..

Quand l’informatique arrive en France à la charnière des années 50 et 60, on parle indistinctement d’informaticiens pour décrire une variété de métiers, qui n’ont finalement que peu à faire avec l’informatique. Les personnes qui font des calculs ou du test sont considérés comme des informaticiens comme les développeurs.

Il en résulte que chez les développeurs va se développer une sorte de conscience ouvrière. Ils se considèrent comme des cols bleus, ils disent qu’ils construisent des bâtiments numériques. La naissance de l’informatique montre qu’il y a une proximité entre le monde des développeurs et celui des ouvriers.

Aujourd’hui, où les développeurs sont devenus des diplômés du supérieur, il y a une sorte de malaise statutaire : ils partagent un rapport avec ceux qui font, tout en ayant accéder au statut de cadre.

Ce que vous dîtes me rappelle une conversation avec le dirigeant d’une entreprise numérique très performante. Le dirigeant qui avait fait une école de commerce se plaignait que les dévelopeurs n’étaient pas assez engagés, qu’ils faisaient des horaires de type 9 h 18 h, étaient inflexibles sur leurs vacances, m’expliquant que la seule fois où il avait failli avoir une grève c’est quand il avait voulu imposer les dates de vacances. Il interprétait cela comme des caprices de divas très demandés sur le marché du travail. A vous écouter, j’ai l’impression que ce sont plutôt des traces de cette culture ouvrière. Qu’en est-il ?

Pendant mes entretiens, j’ai entendu des développeurs dire « on est des cols bleus ». J’ai voulu connaître l’origine de ce discours et je me suis plongé dans un livre de sociologie écrit par Alain Touraine sur la sociologie ouvrière dans les années 50. Les développeurs sont proches de la culture des ouvriers du bâtiment avant tout. On retrouve chez les uns et les autres la même valorisation de l’autonomie, l’idée que l’on fait les heures que l’on veut et que le patron n’a rien à dire du moment que le travail est fait. Comme dans votre anecdote où les développeurs menacent de faire grève si on leur impose des vacances. Il y a cette volonté très forte de ne pas dépendre d’un patron, de demander un travail flexible. Développeurs et ouvriers du bâtiment partagent la conscience professionnelle de l'ouvrier de métier.

Ce qui est particulièrement intéressant c’est que quand on a créé l’informatique en France on a repris le vocabulaire du bâtiment : on parle de maîtrise d’œuvre, de maîtrise d’ouvrage, d’architecture, de plan…

Un détour par l’histoire de l’informatique est là encore très intéressant. Après la première période, un tournant s’opère dans les années 90, dont témoigne Extension du domaine de la lutte, un des premiers livres de Michel Houellebecq (paru chez Maurice Nadeau), où on voit un informaticien de la première vague mis sur la touche avec l’arrivée de nouvelles pratiques. C’est le moment des analystes-programmeurs. Le développement de l’informatique est tel qu’on essaie de définir plus strictement ce qui en relève ou pas : ceux qui codent deviennent les analystes-programmeurs. Cela marque le passage d’un passage artisanal du code à un stade industriel. C’est un peu comme le fordisme dans l’automobile.

Aujourd’hui, nous vivons une nouvelle étape, où apparaissent les développeurs. On s’aperçoit des limites de l’industrialisation du code et on essaie de revenir à des méthodes plus artisanales, plus sur-mesure, pour aller à gros traits. Or, bien des managers ont été formés à ces méthodes industrielles. Développeurs et managers ont du mal à parler le même langage. Certains développeurs se revendiquent très clairement de l’artisanat avec le mouvement du software craftmanship. Cela leur redonne du pouvoir qui leur avait échappé.

Vous avez évoqué tout à l’heure une culture ouvrière. Ce que vous décrivez n’évoque-t-il pas plutôt un corparatisme comme sous l’ancien régime ? (1)

Oui et non, car le corporatisme est quelque chose de très particulier. La corporation relie certes les personnes faisant le même métier, définit les bonnes pratiques, mais c’est aussi un instrument pour lutter contre la concurrence. C’est une organisation très rigide.

Les développeurs d’aujourd’hui font plutôt partie de communautés, car le contexte a changé et l’économie est largement concurrentielle. On va trouver des communautés autour de langage informatique comme Java ou Ruby.. ils partagent des fils de twitter, font des meet-up, où ils échangent des bonnes pratiques, des offres d’emplois.. ce sont de véritables groupes de socialisation.

Même s’ils le voulaient, les développeurs ne pourraient pas inventer les corporations comme dans l’ancien régime. Le libéralisme est devenue la règle et les développeurs en profitent d’une certaine façon. Ils ne cherchent pas à limiter la concurrence. La flexibilité qu’on présente souvent comme un problème pour le monde du travail ne l’est pas pour les développeurs, qui peuvent passer d’une entreprise à une autre, voire être indépendant et redevenir salariés.
Sur cette question, j’ai fait une lecture prodigieuse depuis la fin de l’étude que je voudrais partager avec vos lecteurs. En 1988, André Gorz écrit Métamorphose(s) du travail (édition Gallilé) et il parle justement de la flexibilité expliquant que c’est un moyen de contrôler les classes populaires alors que cela devrait être un droit inaliénable pour tous et il cite, nous sommes en 1988 il n’y a pas eu de transformation digitale ni rien de tout ça, l’exemple des analystes-programmeurs !

Pour terminer, vous parlez aussi dans votre livre de la situation des femmes développeurs.

Aujourd’hui, très peu de femmes codent, c’est un fait. La profession et le gouvernement essaie de le cacher en donnant le pourcentage de femmes dans le numérique, comme ça on compte les assistantes et les femmes du marketing. Reste qu’on trouve très peu de femmes.

Ce qui est intéressant c’est qu’aux débuts, à l’ère des cartes perforées, il y avait à l’inverse beaucoup de femmes. On le voit très bien dans Imitation Game, le film sur Turing. A l’époque, les informaticiens sont des femmes. En même temps qu’il est devenu un métier moins automatique, il s’est masculinisé. C’est l’exact contraire de ce qui est arrivé aux secrétaires : au 19e siècle ce sont souvent des hommes, et, avec l'apparition de la méthode sténo-dactylo, ce sont des femmes qui vont venir les remplacer.

Ceci étant rappelé, la faible présence des femmes reste difficile à expliquer. Elle est pluri-factorielles, avec les différences de comportement pendant les études : les femmes vont moins dans les filières scientifiques.

Après, pour le sociologue que je suis, j’ai pû observer un métier, une formation avec des codes, des valeurs virils, qu’on pense au bizutage dans les écoles d’ingénieur ou aux codes en usage. Des filles développeurs m’ont raconté que quand elles allaient à des réunions de développeurs, on leur demandait systématiquement de qui elles étaient la petite copine. Ou des remarques qu’elles entendaient sur le code des filles qui seraient moins bons, moins performants que celui des hommes.

Mais, parallèlement, on voit des développeurs qui se sont emparés de ce problème et qui militent sans relâche et avec conviction pour la féminisation du métier. On le voit, c’est un métier en pleine transition.

(1) Les lecteurs que cette question intéresseraient peuvent consulter le récent article d'Arthur de Grave, qui nous fait penser que la guilde c'est trop tendance

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