[Débat] Protection des données : Les géants du web joueront-ils le jeu ?
Suite au scandale Cambridge Analytica, le PDG de Facebook a affirmé que le réseau social appliquera au niveau mondial le règlement européen sur la protection des données (RGPD). Jusqu’où les Gafam sont-ils prêts à aller pour préserver les informations personnelles des utilisateurs ? Nous avons confronté les points de vue de Thomas Fauré, PDG et fondateur de Whaller et de Jean-Paul Pinte, cybercriminologue et maître de conférences à la faculté des lettres et sciences humaines de Lille.
Pensez-vous que l’entrée en vigueur du RGPD va modifier significativement la façon dont les géants du numérique gèrent les données qui leur sont confiées ?
Thomas Fauré Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) joueront évidemment le jeu de la conformité. Ils le font déjà. Mais leurs moyens considérables leur permettront quand même de continuer à braconner les données de leurs utilisateurs. Ces entreprises sont par vocation tendues vers la maximisation du profit, grâce à la masse de données considérable dont ils disposent du fait de leur très nombreuse clientèle. Aucun règlement n’en fera soudain des philanthropes ou des chantres de la vie privée.
Jean-Paul Pinte Ils ont d’ores et déjà pris la question à bras-le-corps pour éviter de pâtir du RGPD. Les affaires récentes renforcent leur obligation d’en tenir compte. Ce règlement s’appliquera même au-delà de l’Europe : des entreprises comme Facebook seront bien forcées d’offrir les mêmes garanties à leurs utilisateurs américains et français.
Le big data et l’intelligence artificielle sont à l’origine de solutions très puissantes pour traiter les données. Les Gafam peuvent-ils renoncer à utiliser toutes les possibilités offertes par ces outils ?
J.-P. P. Tout s’est joué dans les premières années de ces géants du web, qui ont compris très tôt l’intérêt qu’ils pourraient tirer de cette manne d’informations. Il y a déjà bien longtemps que les algorithmes nous construisent. L’intelligence artificielle vient faciliter le traitement et l’interconnexion des données. Cette faculté d’interprétation s’est développée sans que nous n’y prenions garde. Le pire, désormais, serait d’ignorer d’autres géants du web qui nous observent, comme les Natu (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) et leur pendant asiatique, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Ils font aussi partie de notre décor digital.
T. F. Le traitement de données extrêmement volumineuses est vain sans l’intelligence artificielle. Pourrait-on avoir le réflexe de considérer que celle-ci peut être utilisée non pas à des fins commerciales, mais plutôt au service du consommateur ? Nous touchons là du doigt une dimension complètement absente de notre « technologie » actuelle : l’étude des finalités.
Ces entreprises ont-elles une longueur d’avance technologique sur la législation ?
T. F. Dans la compréhension fine du texte et peut-être l’invention de moyens de s’en accommoder, oui, c’est certain. Les cookies, par exemple, resteront un système de profilage des utilisateurs, même si le RGPD introduit l’obligation de leur acceptation explicite. Mais les acteurs qui peuvent se prévaloir d’une véritable longueur d’avance sur cette législation, en respectant son esprit, ce sont les plates-formes qui ont été conçues selon le principe fondamental du « privacy by design ».
J.-P. P. La plupart des entreprises qui ont fait le choix d’anticiper en optant pour cette approche « privacy by design » sont loin de connaître les méandres des législations et des modes opératoires des géants du web. C’est en cela que ces derniers dominent encore la situation. Les Gafam ont déjà compris et intégré en partie la législation autour de certains points du RGPD. La manière de collecter des données personnelles devra en revanche être plus justifiée. Ce qui sera bien sûr plus difficile à obtenir… ?
L’essor de la blockchain joue-t-il en faveur de la protection des données personnelles, ou représente-t-il au contraire une menace ? Comment les GAFAM s’y préparent-elles ?
T.F. A priori, sauf à vouloir faire du « privacy whashing », les GAFAM n'ont aucun intérêt particulier à se lancer « honnêtement » dans cette technique. La blockchain qui se nourrit d'une vision coopérative, mutualiste, décentralisée de tout processus juridique ou transactionnel ne manquerait pas de les déposséder d'une mainmise à laquelle rien ne les oblige à renoncer pour l’instant. Leur business-model repose sur la collecte, le traitement et l'exploitation commerciale des données de leurs utilisateurs. On ne voit pas pour quelle raison, et surtout de quelle manière, les mastodontes du numérique américain s'amuseraient à disséminer ainsi leur trésor de guerre.
J-P P À mon sens, il n’y a pas une nouvelle technologie qui n’ait échappé aux GAFAM, et celle de la Blockchain ne fera pas exception. Il est difficile d’en connaître les conséquences pour des sociétés comme Google ou Amazon, ce sera peut-être sans effet, ou au contraire un grand boom. La seule exception demeure celle de Microsoft, qui a investi le domaine avec des applications destinées à accélérer l’adoption de la Blockchain dans les entreprises.
Cet article a été initialement publié dans le numéro 1012 d'Industrie ù& Technologies, daté de septembre 2018