Cinq défis technologiques pour électriser les moteurs
Un boulevard s'ouvre devant la voiture électrique. Ses rivales à motorisation thermique sont responsables de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Avec les soubresauts du prix du pétrole et le débat climatique, elle a l'opportunité de concrétiser ses promesses de voiture sans émissions. Pourtant, elle bute toujours, après plus d'un siècle d'essais avortés, sur les mêmes verrous technologiques. Comment rivaliser avec les performances des moteurs à explosion ? En l'état actuel des connaissances, c'est impossible... sauf à développer des innovations de rupture.
Car la voiture électrique n'est pas une voiture comme les autres. Ses batteries (les lithium-ion sont les plus prometteuses) limitent son autonomie à 150 km, loin des 800 km, voire plus, des moteurs thermiques. Certes, les constructeurs jugent cette performance suffisante. « 80 % des usages de la voiture se font sur des trajets inférieurs à 60 km par jour », rappelle Gilles Murato, responsable de l'architecture des véhicules électriques chez Renault. Mais l'argument ne convainc pas les analystes. Selon le cabinet Roland Berger, en 2020, seuls 4 à 6 % des véhicules seront entièrement électriques en Europe de l'Ouest, aux États-Unis, au Japon et en Chine. Pas mieux pour le cabinet Oliver Wyman : 3 % dans le monde en 2025. « Jusqu'à présent les constructeurs se sont contentés d'électrifier des châssis ordinaires », estime Didier Marsacq, directeur du laboratoire sur les énergies de demain au CEA. Pour confirmer ses promesses, l'électrique devra d'abord réinventer le design automobile.
1 Une voiture à redessiner
Quel visage aura demain la voiture électrique ? Sans verser dans les rêves de designer qui nous promettent des autos-scooters ou des motos-voitures, on peut affirmer qu'il n'aura rien à voir avec celui d'une voiture classique. Si des technologies comme le moteur dans les roues de Michelin ouvrent des possibilités pour les stylistes, plus encore, c'est le critère du poids qui modifiera sérieusement la forme de nos automobiles. « Il sera indispensable de réduire leur masse autour de 800 kg pour qu'elles atteignent une autonomie acceptable », préconise Didier Marsacq. Le défi est de taille car les constructeurs sont encore loin du compte. Les prototypes Renault Zoe et Fluence Z.E. Concept, présentés en septembre au salon de Francfort, pèsent le double.
Craignant de perdre en stabilité, et donc en confort de conduite et en sûreté, les constructeurs, notamment Renault, préfèrent jouer sur l'aérodynamisme et les frottements au sol pour baisser la consommation de ses véhicules électriques. Mais, là non plus, l'argument ne convainc pas tout le monde. « Les constructeurs se focalisent sur les vitesses de pointe alors qu'en moyenne, sur toute sa vie, une voiture ne roule qu'à 50 km/h. Réduisez les vitesses de pointe. Vous pourrez ôter beaucoup d'organes de sécurité », conseille Dominique Bied, ingénieur électronicien chez Sagem. Moins de renforts, moins d'électronique et moins d'actionneurs pour la conduite assistée... Autant, au final, de kilogrammes superflus perdus.
Autre solution, réduire la masse des composants. « Les technologies à courant alternatif, plutôt que continu, ont permis d'alléger les moteurs d'un facteur 2 ou 3, et de diviser leur prix par 3 à 5 », rappelle Gérard Coquery, directeur du laboratoire des technologies nouvelles à l'Inrets (Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité). Cela n'a pas suffi. La traque aux kilogrammess passera peut-être par des matériaux alternatifs au standard en acier, comme les composites ou l'aluminium.
Sans cette cure d'amaigrissement, le véhicule électrique sera réservé aux modèles compacts. La quête de la voiture light n'est pourtant pas anodine, car elle influera sur les prix de vente. Le surcoût à l'achat, dû à la batterie, n'est aujourd'hui pas rentabilisé sur la durée de vie de la voiture. Selon le cabinet Roland Berger, du concessionnaire jusqu'à la casse, une voiture électrique reste aujourd'hui 5 % plus chère qu'une thermique. Un frein de plus qu'un nouveau design pourrait lever.
2 Un rendement à optimiser
Le moteur électrique n'est pas sans atout. Son rendement de transmission est impressionnant. Du stockage (batterie contre réservoir) à la roue, il transmet jusqu'à 90 % d'énergie, contre moins de 40 % pour les meilleurs moteurs à explosion. Les pertes thermiques, notamment, sont drastiquement réduites. Mais cela ne compense pas ses limites intrinsèques.
Premier bémol, en faisant le bilan du puits à la roue, le rendement de la motorisation électrique baisse. Avec une électricité produite par des centrales thermiques, il chute même à 30 %, selon l'Association européenne pour les véhicules à batterie. Surtout, la densité énergétique des batteries reste très faible. À masse équivalente, elles embarquent - au mieux - 50 fois moins d'énergie que le carburant fossile.
L'essor de la voiture électrique passera donc par la sobriété énergétique. Quand les constructeurs annoncent 150 km d'autonomie, c'est sans compter l'utilisation des auxiliaires (climatisation, chauffage, autoradio...). Avec les moteurs thermiques déjà, ces consommations supplémentaires ne sont pas négligeables. La climatisation augmente ainsi jusqu'à 25 % la soif de carburant en ville d'une voiture thermique, selon l'Ademe. Mais l'enjeu est encore plus criant pour les voitures électriques. « Avec une température extérieure de 0 °C, le chauffage peut réduire jusqu'à 65 % leur autonomie », estime Henri Trintignant, directeur des programmes électriques chez Valeo.
L'automobile suit donc la direction de l'habitat, où l'efficacité énergétique devient la norme. Les solutions ? Réduire la consommation des auxiliaires, remplacer les ampoules à filament par des diodes ou encore développer de nouveaux vitrages (qui par exemple capteraient ou réfléchiraient la chaleur du soleil selon la saison). En perspectives, une mine d'innovations dont les motorisations thermiques pourraient aussi profiter.
3 Des stations de recharge à déployer
« Plus que l'autonomie, le principal frein du véhicule électrique sera l'emplacement des points de recharge », prévoit Anaïs Rocci, sociologue et chargée de recherche au bureau d'études 6T. Selon l'institut Pike Research, cinq millions de points de recharge seront déployés dans le monde en 2015. Reste à trouver lesquels. La contrainte est d'abord pratique. La voiture électrique est destinée aux zones urbaines et il faudra pouvoir la recharger même si l'on vit dans un appartement au 6e étage sans garage.
Deux configurations existent. La solution mature - dite recharge lente - fonctionne sur une prise classique, à partir du réseau alternatif à 220 V. Seule contrainte, il faut 6 à 8 heures pour recharger la voiture. Une autre piste est certes envisagée : une recharge rapide, en 30 minutes, qui suppose une puissance d'alimentation beaucoup plus forte de 50 kW au lieu de 3 kW en moyenne (selon les pays). Mais cette solution ne pourra être qu'occasionnelle. « Les hausses de température et de densité de courant qu'elle engendre dégradent la durée de vie des batteries, même s'il est encore trop tôt pour savoir de combien », prévient Gérard Coquery, de l'Inrets.
Dans tous les cas, des bornes de recharge devront être déployées sur le territoire. Pas uniquement en France. Une standardisation, au moins européenne, s'impose. C'est alors tout le système de communication qu'il faut mettre au point pour l'authentification des clients, le paiement sécurisé, la gestion centralisée de la demande...
L'échange de batteries, comme Renault veut l'expérimenter en Israël et au Danemark, simplifierait la recharge pour les particuliers. Ce système repose sur le remplacement, dans des stations spécialisées, d'une batterie vide par une chargée, en quelques minutes. Mais il faudra créer des stocks tampons de batteries. À 10 000 euros la pièce, à combien s'élèveront les investissements nécessaires ?
4 Des émissions à maîtriser
Gare au mirage vert ! La voiture électrique est souvent assimilée au zéro émission. C'est faux. Comme le prouve notre tour du monde en voiture électrique (lire page 40), les émissions sont reportées sur la production d'électricité. Même avec une centrale à charbon, la plus émettrice de gaz à effet de serre, le bilan CO2 complet de la voiture électrique resterait meilleur que celui d'une thermique, selon les constructeurs. De la source d'énergie à la roue, ses émissions ne sont pas nulles pour autant.
Cocorico ! Avec son parc nucléaire, la France ferait office de bon élève. Le bilan de ses voitures électriques serait "seulement" de 15 à 20 g/CO2 par kilomètre, contre 90 à 110 pour le mix énergétique européen et même 120 à 140 pour le mix mondial. Attention toutefois, même en ignorant l'épineux sujet des déchets radioactifs, à ne pas conclure trop vite. Ces données reposent sur un mix énergétique moyen. « Mais pour franchir les pics de consommation, notamment en soirée, la France est obligée d'importer de l'électricité d'Allemagne. Celle-ci est issue du charbon. Les émissions françaises sont alors triplées », alerte Stephen Kerckhove, le délégué général de l'association Agir pour l'environnement.
Chez Nissan, Florian Wunsch, le responsable du développement de la mobilité électrique, va dans le même sens : « Les voitures électriques ne peuvent être vraiment zéro émission qu'avec un réseau d'énergies renouvelables. » L'essor de la voiture électrique "propre" passe donc par une refonte du système de production d'électricité. Pas seulement en quantité, mais aussi en efficacité. Pour les spécialistes, le réseau actuel suffirait pour alimenter les voitures électriques... s'il était pleinement efficace. « 25 % d'électricité peuvent être économisés en Europe et en Amérique du Nord. Avant d'espérer l'avènement de la voiture électrique, l'efficacité énergétique doit être une priorité majeure », juge William Tahil, directeur de recherche à l'institut Meridian International. Cette fois, les innovations attendues échappent à l'industrie automobile.
5 De nouveaux usages à imposer
Étant donné le nombre de défis technologiques, à quoi pourra donc bien servir la voiture électrique ? Son poids la limite à des véhicules compacts. Son autonomie à des parcours urbains. Idéalement, l'utilisateur possédera son propre point de recharge, en attendant une infrastructure dédiée. Ses performances la destinent donc plutôt à des flottes urbaines, publiques ou privées, comme des véhicules de livraison ou en autopartage.
Là encore, des innovations sont attendues... dans les technologies de télécommunications. « Durant les périodes de pointe, la voiture, même en charge, devra fournir de l'énergie pour équilibrer le réseau. La voiture électrique devra donc être communicante pour informer de son état de charge », prédit Florent Moures, directeur exécutif de l'incubateur technologique Geenov, qui réfléchit sur le déploiement de véhicules électriques en Poitou-Charentes.
Dans ce cadre - limité - d'applications, l'intérêt environnemental de la voiture électrique ne sera pas pour autant garanti. Elle réduirait certes la pollution locale. « Mais attention à ce que l'efficacité unitaire, en termes d'émissions de CO2 ou de consommation énergétique, n'encourage pas, au final, à rouler plus », prévient Stephen Kerckhove, d'Agir pour l'environnement. Et donc à consommer plus d'électricité.
D'autant que la motorisation électrique ne résout pas le problème d'occupation de l'espace posé par la voiture. « Un écart de 4 % du trafic suffit à passer de l'état fluide à l'état congestionné », note Bruno Marzloff, le président du groupe de réflexion Chronos sur la mobilité. Industrie et Technologies a trouvé une piste pour que la voiture électrique apporte sa roue à la mobilité durable. « Mon projet consiste à développer des flottes de taxis électriques partagés », présente Dominique Bied, l'ingénieur de Sagem. Il s'agirait d'offrir à plusieurs personnes la possibilité de partager le même taxi électrique et d'optimiser le trajet en fonction de leurs destinations respectives, grâce à un programme informatique. Seul un budget de 800 000 euros serait nécessaire pour développer l'algorithme adéquat. L'ingénieur assure être en discussion avec un équipementier et un constructeur d'automobiles français, sans préciser lesquels. Il restera ensuite à convaincre les utilisateurs de partager leur taxi. Un défi parmi d'autres sur la longue route de la voiture électrique.
La mobilité en chiffres40 km sont parcourus chaque jour par un actif, contre 3 km en 1960. 75 % des actifs changent de commune pour leur trajet domicile-travail. 80 % des déplacements en voiture se font avec une seule personne dans le véhicule. 60 % des trajets en ville se font en voiture particulière.