[Chronique] "Cicatrice", est-ce ainsi que les Hommes s’aiment ?
Avec "Cicatrice", Sara Mesa signe un roman habile et vénéneux sur fond de rencontres sur Internet. Une femme, un homme, des dons, des correspondances et une question lancinante : qui manipule qui ? Récit virtuose, "Cicatrice" interroge ce qui reste de mystère quand tout est montré à un clic. Une réussite.
Longtemps, les amants s’écrivaient pour jouer avec le désir, tout le dix-huitième siècle est empli de cette littérature epistolaire dont les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos constituent sûrement le sommet éblouissant. Las, trois siècles plus tard, on s’écrit, on se désire, on joue et on perd et comme dirait l’autre, la chair est tellement triste qu’on ne peut plus la regarder que pixelisée.
Rencontre sur Internet
Dans son brillantissime roman, l’espagnole Sara Mesa imagine la relation nouée entre une jeune femme qui s’ennuie dans sa vie et un homme mystérieux qui prend le nom d’un prix Nobel de littérature sur un forum littéraire, Knut Hamsun auquel on doit notamment "La faim". Sonia est prisonnière d’un travail rébarbatif dans une administration vieillotte (on lui demande de mettre à jour des fiches, mise à jour vouée à ne servir à rien puisqu’elle sait que bientôt un nouveau système arrivera et qu’il faudra tout recommencer). A la maison, la jeune femme vit encore chez sa mère qui s’occupe d’une grand-mère âgée et d’un petit frère.
Pour un peu, on dirait un héros de Houellebecq transformé en femme, d’autant que pour sortir de son train-train, elle traîne sur Internet, s’aventure sur un forum où l’on parle de littérature et parcourt plusieurs centaines de kilomètres pour une soirée organisée par l’animateur.
De là va naître une correspondance entre Sonia et un homme mystérieux. Bientôt les deux personnages nouent un pacte. Knut volera des livres qu’il enverra à Sara, car Knut veut guider Sara dans ses lectures, présageant qu’un jour elle sera écrivaine. Bientôt, il lui envoie vêtements, chaussures et parfums. Tout ce qu’il demande à Sonia c’est de lui payer les frais de port. Leurs échanges restent virtuels, Knut donne, Sonia reçoit et commente par courriel. Une certaine intimité naît. Cette singulière relation pourrait durer, mais la jeune femme finit par rencontrer un homme, l’épouser et devient mère. Comment peut réagir son correspondant ? Le don était-il si désintéressé qu’il semblait ? Après tout, "ce qui l'attire c'est de se sentir la destinataire de son attention".
52 nuances de manipulation
Dans ce roman ultra cérébral et sadomasochiste, où chatoient 51 nuances de la manipulation, il semble exister entre les êtres un écran infranchissable, qu’il s’agisse de celui de l’ordinateur ou de celui qui rend la communication difficile voire impossible. Le monde est gris, les motivations des personnages aussi opaques qu’eux-mêmes et ce qui aurait pû être un prélude à la sensualité ou à l’amour nourrit autant le corps et l’âme que ce que peut rassasier une photo de plat gastronomique sur Instagram .
La narration est brillante avec ses ellipses et ses croisements temporels. On referme le livre, hanté par les personnages, hébétés en se souvenant de l’érotisme d’avant le web, quand le japonais Tanizaki écrivait la confession impudique et on se rappelle Proust et les amours de Swan qui découvre finalement qu’Odette “n’était pas son genre”. Pour ces humains du XXIe siècle aux désirs engourdis ou enfouis, rien finalement ne peut faire sortir de cette impression de n'être que des “personnages" en quête de sensations.
Cicatrice, un roman de Sara Mesa, éditions Rivages
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