Candide à l’usine
Le cinéaste Denis Côté s’interroge sur le travail et pose sa caméra dans plusieurs usines de Montréal. Mi-documentaire, mi-fiction, "Que ta joie demeure" est une œuvre expérimentale dont la radicalité n’évite pas les stéréotypes sur le monde ouvrier.
Après les animaux en cage (Bestiaire, 2012), les usines. Dans Que ta joie demeure, son neuvième long-métrage, le cinéaste canadien Denis Côté renoue avec une liberté formelle qui s’affranchit de la narration classique.
Questionnant le rapport de l’homme à son travail, il a réalisé non pas un documentaire à visée pédagogique, mais une expérience sensible. Tout se passe dans l’espace clos et codifié d’une usine. Plus exactement une dizaine d’usines différentes, présentées simultanément comme formant un tout. L’objectif passe ainsi d’un atelier à l’autre, où sont transformés pièces métalliques, bois, textile, café… Il capte, dans leur durée, les mouvements des machines qui avalent, recrachent, percent, poncent, assemblent, trient... et prennent un aspect presque fantastique, avec leurs bruits assourdissants, incessants, hypnotiques. En contrepoint, le cinéaste saisit les gestes répétitifs des ouvriers qui font corps avec leur outil de travail. Il les fixe également pendant leur pause déjeuner ou cigarette, à la façon d’un peintre naturaliste. Cette alternance de plans-séquences, de travellings et de portraits constitue l’aspect le plus réussi du film. Entre abstraction et chorégraphie.
Terra incognita
Il y a chez Denis Côté une volonté d’embrasser toutes les facettes d’un monde arpenté comme une terra incognita. C’est Candide projeté au milieu de l’industrie manufacturière et faisant l’inventaire naïf de ce qu’il voit, au risque de lasser l’attention, qui finit par s’émousser. Car rapidement, l'ennui le dispute à la fascination.
Plus embarrassant encore : les dialogues ou plutôt leur absence. Ils sont rares et jamais prononcés par les ouvriers eux-mêmes, étrangement réduits au mutisme, mais par des acteurs qui jouent leur rôle et échangent des propos faussement spontanés. Des propos qui ne s’insèrent dans aucun scénario et se limitent à des messages énigmatiques, tel le monologue d’ouverture, ou démonstratifs, telle la parabole africaine sur l’exploitation des travailleurs. D’où l’impression que le film s’égare, devenant paradoxalement l’illustration pure et simple de la dimension aliénante du travail. Pour ne laisser au final qu’un sentiment de grand artifice. Dommage.
Claire Nicolas
Que ta joie demeure, film canadien de Denis Côté, 70 minutes, en salle depuis le 29 octobre.