[Avis d'expert] Le temps de l’usine dans la cité est-il vraiment révolu ?
Alors que les cendres de l’usine Lubrizol sont encore chaudes, la population rouennaise est sous le choc. Sur place, l’odeur des hydrocarbures reste tenace. Nombreux sont les habitants qui ont choisi de partir, craignant pour leur santé. Tous ont évidemment en mémoire le dernier accident impliquant un site classé Seveso : l’explosion de l’usine AZF qui avait fait 31 morts, plusieurs centaines de victimes et traumatisé la région de Toulouse en 2001.
La catastrophe de Lubrizol, un drame qui questionne la place de l’usine dans la cité
Quelques jours après le drame de Lubrizol, une question émerge dans le débat public : est-il normal que des usines classées Seveso restent en activité au cœur de quartiers urbanisés, au cœur de la cité ?
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Pour comprendre pourquoi certains de ces sites sont implantés en zone urbaine, il faut chercher dans notre histoire. Car ce ne sont pas les usines qui se sont rapprochées des centres-villes : c’est l’inverse qui s’est produit.
Dans les années 50, la France a commencé à s’industrialiser à marche forcée pour accompagner la reconstruction du pays, ce qui a conduit ensuite aux 30 Glorieuses. À l’époque, des milliers d’usines se sont créés. Certaines comportaient des risques. Mais celles-ci ont été construites à bonne distance des habitations. Problème : avec l’urbanisation galopante des 50 dernières années qui s’est accompagnée d’une hausse des prix de l’immobilier dans les centres-villes, la tentation d’étendre les zones constructibles à proximité de centres industriels anciennement isolés a été grande !
À priori, la réponse à la question posée plus haut est donc non. Il n’est pas si logique de laisser en activité des sites industriels dangereux aussi près d’habitations. Mais la question peut aussi se poser en des termes différents : est-il logique de conserver des logements à proximité de sites classés Seveso ? La situation a donc tout l’air d’un casse-tête.
Regardons la réalité : nous sommes désormais dépendants dans notre quotidien de ces activités industrielles à risque, premier maillon d’une chaîne industrielle complexe de nos produits du quotidien (solvants, construction, agro-alimentaire, produits ménagers, jouets, cosmétique, production d’énergie …)
Concilier production industrielle et urbanisation croissante, est-ce vraiment possible ?
Ne retombons pas dans l’illusion des années 80 : celle qu’une France sans usine serait possible et souhaitable. Les conséquences sont connues et malheureuses : la réduction du PIB industriel de moitié depuis 40 ans et une balance commerciale irrémédiablement dans le rouge depuis plus de 20 ans. Nous avions oublié que le secteur industriel, même minoritaire dans le PIB, entraîne 75 % des efforts de R&D du pays et 80 % de ses exportations. Résultat : nous manquons aujourd’hui de main d’œuvre qualifiée alors que le pays compte 8,5 % de chômeurs. Il suffit de regarder les pays qui ont le moins de chômage pour se convaincre de l’intérêt d’une industrie forte : la Corée du Sud, l’Allemagne, le Japon sont trois pays avec un PIB industriel supérieur ou égal à 20 % du PIB total, et ce sont ceux qui ont des taux de chômage parmi les plus faibles de l’OCDE.
Notre pays ne peut donc se pas se passer d’industrie. Et les villes elles-mêmes ne peuvent faire l’économie d’usines dans leur proximité immédiate. Amazon a montré la puissance d’un système logistique ultra performant qui permet à chacun de nous d’être livré en une heure. Au-delà de cet exemple, la demande de réactivité, de sur-mesure et d’économie circulaire incite l’ensemble de la chaîne de valeur industrielle à se restructurer.
Repenser le tissu industriel pour le rendre "city-compatible" ?
Plusieurs expérimentations sont en cours pour mettre en service des usines d’un tout nouveau genre, les "usines in a box". Leur principe : fabriquer au plus près du lieu de consommation, avec un appareil industriel standard, très compact et agile. Ces installations qui tiennent typiquement dans un camion pourraient se multiplier dans les années à venir, dans l’arrière-cour des boutiques. Cela apporterait le triple avantage d’éviter aux produits d’être transportés depuis leur lieu de fabrication (avec un impact très positif sur leur empreinte carbone) ; de pouvoir fabriquer au plus juste et donc d’éviter de gaspiller de la matière première tout en diminuant les stocks ; de proposer des produits toujours plus variés, jusqu’au 100 % sur mesure.
Par ailleurs, avec l’émergence du digital, la frontière entre industrie et tech est poreuse. Or, les talents du secteur de la tech sont essentiellement localisés dans les métropoles. La Silicon Valley est née de cette hybridation, et aujourd’hui le même phénomène est en train de se produire dans des hubs comme Shenzhen en Chine. Eloigner les usines des métropoles reviendrait à laisser le monopole de écosystèmes de pointe aux américains et aux chinois.
L’usine du futur sera multiple et partiellement décentralisée
Sur mesure, diversité, lien direct avec le consommateur, l’usine du futur devra donc se miniaturiser si elle veut approcher les centres-villes. De là à prédire une industrie qui muterait tout à coup pour se résumer à des petites unités décentralisées ? LA réalité est plus complexe, bien sûr.
Trois typologies d’usines émergent. Elles répondent toutes à des besoins différents et permettent d’envisager une cohabitation équilibrée entre le secteur industriel et son écosystème :
La première catégorie est celle que nous évoquions ci-dessus. Les "usines in a box" existent déjà chez des acteurs comme Adidas, Salomon et dans une moindre mesure pour certaines marques de luxe, qui font de la différentiation retardée en boutique. Elles garantissent une diversité maximale.
La seconde catégorie est celle de l’usine "smart". Ultraconnectée et agile, cette usine de taille intermédiaire est en lien direct avec son réseau de distribution et peut répondre à une demande spécifique en un temps record, tout en étant situé à distance du lieu de consommation. Elle répond bien à des technologies plus intensives en capitaux, qui ne peuvent pas encore être décentralisées à bas coût. C’est le cas par exemple d’Essilor qui fabrique ses verres en moins de deux jours ou de Cuisines Schmidt qui fabrique une cuisine de A à Z en un seul jour grâce à son configurateur et à une chaîne logistique de pointe.
Enfin, la troisième catégorie est celle des "Gigafactory" à l’instar des fameuses usines de Tesla. Équipées de process industriels de dernière génération avec une structure IT super flexible et une utilisation de la donnée pour prédire, améliorer et accélérer les flux en continu, ces usines gigantesques sont situées dans des zones éloignées des grandes métropoles, là où les prix de l’immobilier sont plus attractifs. Elles continuent à produire en masse et répondent au besoin de concentration de technologies de pointe et des processus à risque, à l’instar de tous les sites Seveso.
Pour que les usines proches du centre-ville soient admises, elles doivent muter
Mais pour que cette évolution du secteur industriel soit possible, il ne suffit pas de demander à la population de comprendre et de s’adapter à l’usine, l’inverse doit aussi se produire : grâce au digital, l’usine peut devenir intelligente et beaucoup mieux anticiper tous les risques de défaillances. Cela ne fonctionne que si la chaîne de décision et l’organisation en place sont suffisamment robustes.
L’excellence opérationnelle est donc vitale. Par ailleurs, l’industrie doit continuer sa mutation vers des usines "vertes" à 100 %. Respecter le cycle de l’eau, trier les déchets, consommer moins, utiliser des énergies renouvelables… Mais aussi et surtout, penser les produits différemment. Le produit du 21ème siècle est connecté et il continue à être en lien avec son fabricant jusqu’à sa fin de vie, voire pendant sa phase de recyclage. Cette chaîne se pense de bout en bout dès la conception, pour que les produits industriels respectent l’environnement dans lequel ils évolueront.
Enfin, l’usine du 21ème siècle est politique : à ce titre elle joue un vrai rôle d’acteur local dans la cité, comme employeur, mais aussi comme interlocuteur des pouvoirs publics locaux. Elle a le devoir de communiquer en temps réel, en toute transparence avec les autorités. Pour rassurer, mais aussi pour coconstruire un écosystème où tout le monde gagne, dans la sérénité.
Michaël Valentin, fondateur, directeur associé OPEO Conseil - Auteur du "Modèle Tesla" Ed. Dunod
Les avis d'expert sont publiés sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent en rien la rédaction de L'Usine Nouvelle.
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