Abus de dépendance économique : quel usage ?
Alors que le Code de commerce prohibe depuis plus de trente ans l’abus de dépendance économique, le texte trouve un faible écho devant les tribunaux. Il n’est toutefois pas dénué d’intérêt dans le cadre de négociations.
Selon l’article L 420-2, al. 2 du Code de commerce, est prohibée "l’exploitation abusive par une entreprise de l’état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur…". Ce texte pourrait constituer un outil utile pour nombre d’entreprises, mais très rares sont les décisions qui font droit aux victimes de tels comportements, comme l’illustrent plusieurs affaires récentes (CA Paris, 5 juill. 2017, SAS Frab Services/Société Interdis Spa, par exemple). La faute à une interprétation particulièrement rigoureuse de certains de ses critères d’application.
En effet, la dépendance est caractérisée à l’aune de cinq critères cumulatifs : importance de la part du chiffre d’affaires réalisé par le fournisseur avec le client, importance du client dans la commercialisation du produit concerné, notoriété de la marque du fournisseur, facteurs ayant conduit celui-ci à concentrer ses ventes auprès du client. Enfin, il n’y a dépendance que lorsque la victime se trouve dans l’impossibilité de disposer d’une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu’elle a nouées, ce qui est interprété de façon très rigoureuse par les juges.
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Il n’y a ensuite abus de cette dépendance que si celui-ci a eu un effet non sur l’entreprise victime elle-même, mais sur la structure de la concurrence sur le marché sur lequel elle est présente, ce qui complique notablement la démonstration.
Ce texte peut néanmoins constituer un argument de négociations. Peuvent ainsi être mises en avant la "faiblesse des ressources financières du fournisseur, [la] faiblesse des marges des offreurs sur le marché sur lequel il opère, l’absence de notoriété de la marque du fournisseur, la durée et l’importance de la pratique de la politique de partenariat qu’il a éventuellement nouée avec le distributeur, l’importance et la surcapacité d’offre sur le marché de ses produits, l’importance des contraintes de transport de ses produits" (Cons. Conc., 8 juin 1993), ou encore le fait que "les facteurs de production sont spécialisés dans la fabrication de biens et services destinés aux distributeurs et ne peuvent être ni utilisés ni adaptés à la production d’autres biens et services, à un coût économiquement acceptable" (Autorité de la concurrence, 23 juin 2009, travaux de lignes aériennes haute tension). Le fait que les machines-outils aient été fournies par le donneur d’ordre peut également contribuer à la reconnaissance d’une dépendance (CA Paris, 21 nov. 2013, SAS Iseo France/Société Tilly).
La dépendance est également prise en considération dans le calcul du préavis qui doit être respecté pour ne pas commettre une rupture brutale de relations commerciales établies (art. L 442-6 du Code de commerce). Cette dépendance de la victime de la rupture envers son auteur s’entend alors de "la part de son chiffre d’affaires réalisée avec lui (qui peut par exemple résulter de relations d’exclusivité), la difficulté à trouver un autre partenaire sur le marché de rang équivalent (notoriété du produit échangé, caractère difficilement substituable), les caractéristiques du marché en cause, les obstacles à une reconversion (en terme de délais, de bail, de coûts d’entrée dans une nouvelle relation) et l’importance des investissements effectués dédiés à la relation" (CA Paris, 28 juin 2017, SAS Neoform industries/SAS Moderna France). Pourront ainsi être mises en avant l’imposition par le partenaire d’une clause d’exclusivité, de contraintes techniques ou économiques faisant obstacle à ce que la victime diversifie son activité, l’obligation faite de ne pas travailler pour des concurrents, de ne s’approvisionner en matières premières qu’auprès d’un fournisseur déterminé et à un prix pré-déterminé, les obligations imposées par le client entraînant une dépendance organisationnelle, notamment en raison des impératifs de spécialisation des collaborateurs…
Enfin, rappelons qu’une réforme du Code civil de 2016 a créé un nouvel article 1143, qui prévoit qu’"Il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif". A voir si les entreprises sauront exploiter ce texte…
Emmanuel Dieny, avocat à la Cour, Cabinet Prôreus, Paris